Latrodectus

Publié le 16 avril 2009 par Didier54 @Partages
Et tu voudrais que ton cerveau soit une gomme, que de l'asphalte de l'existence disparaissent pour de bon les traces laissées par des freinages trop brutaux.
Lignes noires sur ruban d'écume qui se confondent. Hydrocarbure déposé comme cicatrice. Crasse.
Au fond, tu le sais bien, au point de l'oublier, ça continue et ça continue encore ; ça continue et ça continue toujours ; ça tangue, ça digue, ça bêle, ça bleugle. C'est peut-être ça, la vie. En tout cas, c'est la tienne.
C'est certain, tu voudrais que ça cesse, que se cassent ces fils puisqu'ils sont brisés. Mais une alchimie rance te fais continuer à les maintenir solides comme des amarrages, comme une toile d'araignée que tu as tissée et où tu t'es postée en vigile pour certifier que les autres s'agitant souffrent bien, souffrent aussi longtemps que toi. Tu ne veux pas du monopole de la tristesse.
Le malheur, crois-tu au fond de toi, c'est comme le bonheur : ça se partage.
Bizarrement, tu ne voudrais qu'ils disparaissent tout à fait de ton horizon, ces autres, ces toujours en vie. Ils ne peuvent comprendre, crois-tu, alors tu les maintiens autour de toi, malgré tout, pour qu'ils ne partent pas pour de bon, pour leur apprendre si besoin.
De cette toile tu fais un filet, un barrage, une nasse qui retient les sédiments, nécrose le papillon, et tant pis pour les jacinthes. L'hiver fait bien quatre saisons.
Les ailes ne battent plus mais avec un peu d'imagination, on peut toujours se dire que si, si, elles battent, regarde, regarde bien, elles battent, je les vois, je les entends. Avec de l'entraînement, de la patience, on peut même le voir voler, ce papillon, il peut même fendre l'air en deux, en trois. Ce deuil-là ne se fait pas puisqu'il ne dit pas son nom.
Ce n'est pas sa mort qui te consume autant. Ce n'est plus cela. Mille ans se sont écoulés. Quelques secondes. Ce n'est pas le corps parti qui te manque aujourd'hui mais l'âme disparue et avec elle, sans ses yeux, sans ses mains, ces bouts de toi qui ont également été engloutis par le tsunami, happés par le grand départ, la vague pleine gueule et le vague qui dégueule. Ce sont ces bouts de toi qui t'ont tuée toi aussi ce jour-là, qui sont partis au point que tu es morte également ce jour-là. Avec pour survivre du dégueulasse plein les pensées : pourquoi lui, pourquoi moi ? Injustice.
Tu es là, plus l'autre, tu n'es plus tout à fait là, il n'y est plus du tout, et c'est comme un fardeau trop lourd. Un insupportable que tu supportes.
C'est cette amputation d'un membre qui a comme poussé hors de toi qui te fait tant souffrir aujourd'hui, même si tu lui accoles par réflexe les blessures d'hier. Les plaies sont cicatrisées mais les lois de la logique sont défiées. Ce membre n'est plus et il te fait souffrir, son souvenir présent te fait souffrir. Et lui ne prend pas d'âge, il ne se ride, et c'est difficile de le maintenir en vie. Mais tu n'as pas le choix.
Il est des mots qui ne sont ni des pansements ni des placebos. Débarrassés de leur mousse et de leur vernis, ils n'ont que l'acidité acre du vide. Ils ont de la bile à la tripe à force d'être vidés de leur substance. Que la peau sur les os.
Il te reste des larmes que tu ne pleures pas, que tu ne pleures plus. Elles coulent dans tes veines, sang glacé, oxygène sans ozone, carbone. Tu sais que des éclairs peuvent éblouir et que l'oeil qui regarde trop finit par ne plus rien voir. Il te faut bien rester debout.
Tout est sous contrôle. Puisque tout a échappé.
Le feu secret qui couve est celui qui s'essaie à garder la flamme intacte en prétendant le contraire.
Tu voudrais faire le nid à de nouveaux foyers sur les décombres inavoués d'une guerre sans répit menée contre l'ennemi invisible. L'ennemi qui ta éjectée de l'ombre, gelée, brûlante. Il faut bien sourire aux anges noirs.
Ils sont venus un jour, ce fut la nuit la plus longue, puisque éternelle. La nuit qui dure. La nuit de toujours. Ce toujours si encombrant qu'il rend les jamais supportables.
Sur ton col, les cendres indélébiles de l'esquisse qui n'est plus, emportée, par-delà les édifices, tombée d'une falaise. Le monde d'en bas ne se prend pas de haut. Le monde d'en haut ne sait de toutes façons pas qu'il existe un monde d'en bas. Nous le savons bien.