Trois opéras en un seul. Trois œuvres fondamentalement différentes, jouant sur trois registres différents (tragique, lyrique et comique), se déroulant en trois lieux et trois époques différentes (Paris au tout début du 20ème siècle, un couvent du 17ème, et Florence de l'an 1299), mettant en scène trois milieux différents (celui des mariniers, l'aristocratie et les petits propriétaires terriens)... ces trois œuvres représentées le même soir : voilà le pari audacieux de Puccini. Pas toujours, aux dires de certains critiques, réussi dans son intégralité, du moins en ce qui concerne la composition...
Projet ambitieux s'il en est qui ne se réalisera qu'après bien des efforts. Car il faut chercher les sujets, trouver les éventuelles œuvres à adapter, rédiger les livrets. Ce travail, c'est celui de son librettiste habituel, Luigi Illica, avec qui Puccini avait tenté en 1904 d'adapter trois nouvelles de Gorki. Mais finalement, ce n'est pas Illica qui lui fournira matière à composer : Les librettistes du Triptyque sont Giuseppe Adami pour Il Tabarro et Giovacchino Forzano pour Suor Angelica et Gianni Schicchi.
Après bien des recherches, longues et tourmentées, mais qui ne décourageront pas le compositeur, les livrets voient le jour : ce seront pour deux des opéras, des adaptations d'œuvres littéraires. Celui du troisième, l'opéra central, Suor Angelica, ne devra sa création à aucune œuvre antérieure, car le destin de l'héroïne prendra forme dans la seule imagination du librettiste.
Puccini était très conscient de la nouveauté que pouvait être une soirée composée de trois opéras si dissemblables. Cette disparité est d'ailleurs le résultat d'une volonté ferme : Puccini avait un principe de base, que Le Triptyque réalise parfaitement : « Au théâtre, [...] il faut intéresser, surprendre, faire pleurer ou faire rire. » L'agencement des trois opéras permet de passer du drame de Il Tabarro à la comédie de Gianni Schicchi en faisant en détour par le sentimentalisme de Suor Angelica.
Le Triptyque fut créé le 14 décembre 1918 au Metropolitan Opera de New York, Claudia Munzo (Giorgetta), Géraldine Farrar (Angelica) et Florence Easton (Lauretta) se partageant les trois principaux rôles féminins. L'accueil du public et des critiques fut assez mitigé mais l'œuvre obtiendra un certain succès en Italie (surtout Gianni Schicchi, mais Suor Angelica pas du tout, et c'est bien dommage parce que l'œuvre est superbe et j'assume entièrement ce que je dis), puis dans le monde entier.
Puccini s'opposait à l'idée que Le Triptyque fût donné en représentations séparées. Mais il était conscient que cette œuvre en trois volets permettait un tel découpage, et se doutait que cela arriverait souvent. Cette possibilité est encore exploitée de nos jours, car monter intégralement Le Triptyque le même soir, c'est disposer obligatoirement d'un très grand orchestre, de seize voix d'hommes et vingt-deux voix de femmes en solistes, d'un enfant, sans oublier des chœurs importants et complexes. Un vrai casse-tête matériel et financier pour les directeurs de salle...
IL TABARRO
Le premier opéra du Triptyque, ll Tabarro, est adapté d'une pièce de Didier Gold, La Houppelande (le titre italien est la traduction exacte de ce mot), créée au Théâtre Marigny en 1910 ; Puccini semble avoir assisté à une représentation en 1912. L'opéra reprendra les éléments essentiels de la pièce, mais le librettiste supprimera un certain nombre de scènes, inutiles à l'action, ou versant dans le réalisme le plus cru, voire le Grand Guignol.
Il s'agit en fait d'une sorte de tableau de genre, présentant le milieu des mariniers, à une époque contemporaine de l'auteur et donc du public. L'intrigue, découpée en deux temps, permet le défilé de personnages différents, très stéréotypés : des débardeurs, un joueur d'orge de Barbarie, un chanteur des rues, des couples d'amoureux... tout cela au bord de la Seine puisque l'action se déroule sur une péniche. Le Paris du début du 20ème est ainsi représenté à travers ces personnages qui ne sont que des silhouettes et qui évoluent autour d'un trio très conventionnel : le mari (Michele, baryton-basse), la femme (Giorgetta, soprano dramatique) et l'amant (Luigi, ténor héroïque). Rien de bien original là-dedans.
L'intérêt de cette œuvre n'est pas dans les effets extérieurs et macabres, comme dans la pièce, mais dans la façon dont le spectateur est invité à assister à la montée du drame, nourri par les frustrations des personnages. L'atmosphère constamment noire n'est jamais allégée par un espoir quelconque. Le drame enclenché, il ne peut plus que se dérouler avec la précision et l'inéluctabilité des tragédies antiques. La concision de l'opéra rend la sensation d'oppression encore plus forte et la scène finale, avec son gigantesque effet d'accélération, est un pur chef-d'œuvre (mélo)dramatique.
ARGUMENT : Paris, début du 20ème siècle - La péniche de Michele, arrimée non loin de Notre-Dame. Une passerelle relie le pont au rivage. C'est la fin de la journée, des hommes terminent leur chargement sur la péniche. Michele et sa femme Giorgetta ne prennent pas garde à eux mais elle propose de leur offrir à boire avant leur départ. Le marinier veut embrasser sa femme, elle ne lui tend que sa joue et déçu, il descend à terre. Les travailleurs entourent Giorgetta et boivent à sa santé. Un joueur d'orgue de barbarie passe sur le quai, Luigi lui demande de jouer quelque chose. Giorgetta avoue n'aimer que la musique de danse. Un des hommes se propose comme cavalier mais Luigi le repousse et serre Giorgetta contre lui. On voit Michele revenir et la danse s'arrête. Les travailleurs disparaissent et Giorgetta demande à son mari des détails sur le programme du lendemain car ils doivent partir pour Rouen. Trois hommes viendront avec eux : Tinca, Talpa et Luigi, ceux qui ont travaillé pour eux à Paris.
Frugola, la femme de Talpa, arrive et parle de son métier de chiffonnière. L'être qu'elle préfère, c'est son chat, à qui elle achète la meilleure viande. Talpa, Tinca et Luigi remontent de la cale et le second explique qu'il boit pour oublier ses malheurs. Luigi confirme que leur condition est misérable. Talpa et Frugola rentrent chez eux, rêvant tristement à la maison de campagne qu'ils ne pourront jamais s'offrir. Giorgetta, quant à elle, rêve que cette existence de nomade s'achève un jour et que Michele se fixe quelque part. Luigi se joint à elle pour confirmer que la vie qu'ils menaient avant était bien plus agréable. Giorgetta, serrée de près par Luigi, le repousse et ce dernier se plaint de l'obstacle qui les empêche de vivre ensemble. Michele qui remonte de la cale les interrompt. Luigi lui demande de le laisser à terre à Rouen, où il veut tenter sa chance. Michele le lui déconseille et Luigi accepte de travailler pour lui. Michele parti se coucher, Luigi accepte de venir retrouver Giorgetta dans une heure ; elle craquera une allumette pour lui indiquer que la voie est libre.
Michele revient et s'approche de sa femme avec des gestes affectueux. Il lui demande s'ils ne peuvent pas revivre leur amour d'autrefois, disparu depuis que leur enfant est mort. A cela, Giorgetta répond que s'ils ne s'aiment plus, c'est qu'ils vieillissent. Puis elle rentre dans la cabine. Michele, furieux, la traite de garce et regardant par la fenêtre, voit que Giorgetta, toujours habillée, semble attendre quelqu'un. Dans un monologue d'une grande puissance, il passe en revue tous les hommes qu'elle côtoie mais aucun ne lui semble plausible.
Il craque une allumette pour allumer sa pipe, donnant ainsi, sans le vouloir, le signal convenu entre Giorgetta et Luigi. Ce dernier monte sur la péniche. Michele se jette sur lui, le fait avouer qu'il est l'amant de sa femme puis l'étrange et cache son corps sous sa houppelande. Giorgetta sort de la cabine, demande à se réchauffer entre les bras de son mari. Celui-ci, avec un cri de triomphe, ouvre alors sa houppelande ; le corps de Luigi tombe à terre et il oblige Giorgetta à embrasser son amant mort.
VIDEO 1 : Le monologue de Michele : Juan Pons.
VIDEO 2 : Scène finale : Juan Pons et M. Gulegina