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Orpheline devenue partie civile au procès des Khmers rouges

Publié le 16 avril 2009 par Drzz

 Theary Seng, qui avait 4 ans quand Pol Pot est arrivé au pouvoir en avril 1975, se bat pour une «forme de justice plus large»


Son beau visage sino-khmer est parfois traversé par une grimace d’inquiétude ou de déplaisir. Comme si un souvenir trop douloureux émergeait ou une pensée sombre, longtemps enfouie, faisait brutalement irruption à l’avant-scène de la conscience. Theary Seng, 38 ans, est une victime des Khmers rouges, mais une victime qui se bat. Elle s’est constituée partie civile pour le procès des principaux dirigeants khmers rouges, qui doit s’engager à ­Phnom Penh après la conclusion de celui, en cours, du tortionnaire Kaing Guek Eav, alias «Douch» (LT du 31.3.09).


Lors d’une audience préliminaire, Theary Seng avait pris à partie Nuon Chea, l’ex-numéro deux du régime khmer rouge, sous la férule duquel ont péri 1,7 million de Cambodgiens entre avril 1975 et janvier 1979. L’octogénaire avait été vivement secoué par cette égérie qui lui lançait: «Si Nuon Chea n’est pas responsable, qui donc est responsable de la mort de mes parents et des autres victimes?» Certains l’avaient trouvée «trop émotionnelle», voire «déplacée». Mais Theary Seng ne cherche pas à faire amende honorable.

 Parée d’un élégant châle de soie khmère, assise dans son bureau du Centre pour le développement social, une des principales ONG du Cambodge, elle tient à ne pas perdre de vue ce qui, pour elle, constitue l’intérêt du procès et ses limites. «Le procès des Khmers rouges a son importance juridique. C’est l’Etat de droit. Il faut que la justice soit rendue. Mais le tribunal n’est qu’un forum où les preuves sont évaluées. Cela n’a rien à voir avec la justice», dit Theary Seng. Pour elle, les arguties juridiques entre avocats et procureurs derrière les vitres blindées du «Tribunal khmer rouge» manquent, ou plutôt ne visent pas, une dimension essentielle: «La justice est plus large, dit-elle. Si un Khmer rouge venait me voir maintenant et s’excusait pour la mort de mes parents, sans aucun tribunal, je trouverais que c’est une forme de justice plus large, plus satisfaisante que n’importe quelle procédure légale.»


Theary Seng avait 4 ans quand les Khmers rouges sont entrés dans Phnom Penh le 17 avril 1975. Son père était un officier supérieur de l’armée républicaine de Lon Nol, le maréchal à l’esprit faible que les présidents américains Richard Nixon, puis Gerald Ford soutenaient à coups de dollars, d’armements et de conseillers militaires. L’évacuation forcée et chaotique de cette capitale gonflée par le flot de centaines de milliers de réfugiés, la survie dans les campagnes sous la menace de fusils brandis par des gamins vêtus de noir, la présence permanente de la mort sous forme de maladie, d’épuisement et parfois d’exécution, c’est le tragique kaléidoscope d’images qui s’imprime dans l’esprit de cette fillette, dont le monde à peine formé est en train de se déstructurer.

Son père est «convoqué à ­Phnom Penh» dans les semaines qui suivent la chute de Phnom Penh. Sa mère apprend rapidement de la bouche d’un Khmer rouge qu’il «ne reviendra pas». La famille, qui comprend Theary, un petit et trois grands frères, sa mère et sa grand-mère, part dans la province de Svay Rieng près de la frontière vietnamienne, où résident les parents du père officier disparu à Phnom Penh. «C’étaient des «gens de base», comme les Khmers rouges qualifiaient les paysans, par opposition aux «nouvelles personnes», comme nous, les gens de la ville», explique-t-elle. Initialement, l’accueil est cordial, mais rapidement «toute la mesquinerie personnelle a ressurgi, car ils regardaient la peau claire de ma mère et la mienne et pensaient que nous avions mené une vie luxueuse et que le moment était venu de prendre une revanche sur nous.»


Entre la fin de 1977 et le début de 1978, la direction khmère rouge, devenue paranoïaque par rapport aux «traîtres», ceux qu’elle accusait d’avoir «un esprit vietnamien dans un corps khmer», ordonne de vastes purges, particulièrement dans les provinces de l’est, proches du Vietnam. «Les habitants de villages entiers ont été exécutés. L’est était le centre de la cruauté», dit Theary Seng. Le chef du village agacé par ces gens de la ville réfugiés sur son territoire ordonne leur arrestation. «Au final, la situation sur le terrain dépendait des chefs de village et des chefs de district. C’est eux qui ordonnaient les exécutions», dit-elle.

Déplacée dans le centre de détention de Beng Rei, fin 1978, Theary Seng, alors âgée de 7 ans, voit un soir des gardes khmers rouges entrer dans la hutte avec des cordes humides dans les mains. «J’ai demandé à ma mère: «Pourquoi portent-ils des cordes humides?» raconte Theary Seng. «Ma mère m’a répondu: «Ma fille, retourne dormir.» Ce sont les dernières paroles que j’ai entendues d’elle.» Selon le Centre de documentation du Cambodge, environ 20 000 détenus ont été exécutés dans la prison de Beng Rei.


Après l’effondrement du régime khmer rouge en décembre 1978 et janvier 1979, la grand-mère de Theary l’emmène avec ses frères vers la frontière thaïlandaise. Après un an dans le camp de réfugiés improvisé à Khao I Dang, ils peuvent partir aux Etats-Unis grâce au parrainage d’un oncle. C’est la découverte de la liberté, mais la vie reste dure: sans ressources, projetée dans une société très compétitive où les réfugiés sont pléthore, Theary devient une adolescente en difficulté, traumatisée par la perte de ses parents et par les souvenirs qui la hantent. Directrice de l’ONG Centre social pour le développement, Theary Seng s’efforce aujourd’hui d’aider d’autres victimes à participer de manière significative au procès, en tant que parties civiles.
Arnaud Dubus http://www.letemps.ch/Page/Uuid/3f26ae30-29fd-11de-8f67-ea6623cafeb5|0


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