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Le courage et l’exemple
par M. Maurice Druon
Secrétaire perpétuel honoraire
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DES CINQ ACADEMIES
le mardi 25 octobre 2005
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
i nous avons choisi « le courage » comme thème commun aux communications des cinq Académies, en cette solennelle séance de rentrée, c’est avec une intention bien précise, celle de rendre hommage
à un homme qui, outre les services exceptionnels qu’il a rendus à notre institution, aura incarné cette vertu, dans les situations les plus diverses, et avec le plus d’éclat parmi nos
contemporains.
Pierre Messmer, notre chancelier, a, pendant sept ans, dirigé l’Institut de France d’une manière qui restera inoubliée, en renforçant sa situation dans l’État et en multipliant par trente, je dis
bien par trente, sa fortune mobilière. Il nous a fait part de son souhait de ne pas voir renouveler son mandat à partir du 31 décembre prochain. Il faut reconnaître qu’il va entrer bientôt dans
le nonagénat, et qu’il a largement gagné le droit de se consacrer à ses penchants personnels. Nous lui exprimons une gratitude unanime.
Mais avant de faire bénéficier l’Institut de son autorité, de son expérience politique et de ses talents d’administrateur, quelle destinée n’avait-il pas parcourue !
Alors, pardonnez-moi, Pierre, c’est pour vous, je le sais, un mauvais moment à passer. Je connais votre horreur des compliments et des louanges. Vous avez dit un jour, avec un humour gaullien : «
Je n’aime pas les coups d’encensoir. Cela fait mal à la tête. » Mais vous ne pouvez empêcher qu’on reconnaisse et célèbre en vous le très grand Français que vous êtes. Le pays a besoin
d’exemples, et les hommes qui en fournissent sont rares. Vous êtes l’un d’eux. Acceptez donc de subir ce rappel de ce que vous fîtes de noble et de grand.
Votre aventure commence le 17 juin 1940, quand le jeune lieutenant que vous êtes, docteur en droit déjà, diplômé de l’École des langues orientales et élève administrateur des colonies, entend le
dernier maréchal de France annoncer à la radio que nos armées doivent cesser le combat. Cela ne fait pas votre affaire, pas plus qu’à votre ami Jean Simon, lieutenant qui, comme vous, accomplit
un stage d’observation aérienne dans une ville de l’Ouest. Comment peut-on déposer les armes, alors que vous ne vous êtes pas encore battu ? Il y a là quelque chose d’insultant, d’humiliant. On
vous a donc compté pour rien ? J’ai connu cette indignation-là. Et pensant que la lutte va se poursuivre hors de la métropole, votre ami Simon et vous, sans rien demander à personne, parce que
personne dans la débandade ne semble prêt à vous répondre, vous sautez sur une motocyclette, et vous foncez vers le sud, sur les routes de la débâcle.
Cette nuit-là, le général de Gaulle méditait les paroles qu’il prononcerait le lendemain à la radio de Londres. Vous n’êtes pas un engagé du 18 juin, mais du 17. Vous êtes, sur votre moto roulant
dans la nuit, l’avant-garde du refus.
Vous arrivez à Marseille. Naturellement, aucune troupe n’embarque. Impossible de trouver un passage, même clandestin. Pour subsister, vous et votre ami Simon, vous vous embauchez comme dockers.
Vous allez bientôt avoir maille à partir avec le syndicat C.G.T., qui vous reproche de donner le mauvais exemple en travaillant à une trop forte cadence. Et puis, vous dénichez un cargo italien,
saisi avant l’armistice par la marine française, qui est empli d’armements et d’avions en pièces détachées, et qui doit être dirigé vers Oran. Vous montez à bord, vous vous abouchez avec le
commandant, et organisez une mutinerie. Vous dérouterez le bateau sur Gibraltar, vous gagnerez Londres, et ainsi vous ferez cadeau au général de Gaulle, en vous engageant dans son embryon
d’armée, du bâtiment et de son chargement, dont la vente assurera trois mois d’existence à la France libre.
Pour vous remercier, de Gaulle vous dira : « C’est bien, Messmer » et vous témoignera sa reconnaissance en vous offrant de choisir l’arme dans laquelle vous voudrez servir. Vous lui répondez : «
La Légion étrangère ». Pourquoi ce choix ? Vous me l’avez dit un jour : « Parce que je voulais faire la guerre avec des gens sérieux. »
Pour le sérieux, qu’on me passe l’expression, vous allez être servi.
La 13e demi-brigade de la Légion, qui revenait de Narvik, en Norvège, était, avec quelques bâtiments de la marine, l’une des très rares unités à avoir refusé d’être rapatriée dans une France
vaincue, et à former le premier noyau des Free French. Dès lors, quel parcours ! Érythrée, Palestine, Syrie. Dès 1941, vous aviez, avec votre section, enlevé à la mitraillette et à la grenade
trois positions ennemies, fait soixante-six prisonniers, reçu deux citations, et à l’ordre du corps d’armée et à l’ordre de l’armée, et vous aviez été fait compagnon de la Libération, un des tout
premiers.
Parmi ceux qui vous ont rejoint dans cette chevalerie, la providence fait que, soixante ans après la fin des combats, il en reste assez pour garnir ici plusieurs de nos fauteuils. J’ai vu,
Pierre, à l’instant, quand on chantait le chant de la treizième demi-brigade, un regard de tendresse dans vos yeux, une douceur qui n’y apparaît que dans les vrais grands moments d’émotion.
C’est comme capitaine que vous vous illustrez à Bir Hakeim, cette bataille qui rend à la France son honneur militaire et dont le nom entre dans la légende. Trois mois après, c’est El-Alamein. La
citation, qui vous est décernée par le général de Gaulle lui-même, est ainsi rédigée : « Magnifique officier de Légion. Calme dans les pires moments. Tête froide. Très courageux. Dans la nuit du
23 au 24 octobre 1942, a entraîné sa compagnie à l’assaut de la position solidement organisée de Naq Kala. Malgré des pertes sévères, a enlevé son objectif dans le minimum de temps, infligeant de
lourdes pertes à l’ennemi. Contre-attaqué par des chars et des blindés ennemis, a décroché sur ordre et au dernier moment. »
Parmi les diverses formes que revêt le courage, nous pouvons, grâce à vous, donner place au courage militaire. Vous avez une étrange manière d’en parler. « Mais non, m’avez-vous dit un jour, ce
n’était pas du courage, c’était de l’orgueil. À la Légion, nous voulions être les meilleurs. Alors, pour être les meilleurs, il faut bien engager sa vie ! »
Vous fûtes, après la Libye, chef d’état-major adjoint du général Kœnig. À la Libération, vous étiez fait officier de la Légion d’honneur. Le mot qui vous désigne alors, quand on parle de vous,
est celui d’« héroïsme sans faille ».
Le moins étonnant n’est pas que, dans tous les combats que vous avez livrés, vous n’ayez pas récolté la moindre écorchure. Autour de vous, on tombe, on s’écroule, on est blessé, on meurt. Et
vous, impavide, rien. Vous aviez reçu, sur votre front, à la naissance, une goutte d’or, celle qui permet à l’homme promis à un grand destin de traverser toutes les épreuves. Vous alliez en
connaître d’autres, en Asie où, membre du corps expéditionnaire d’Extrême-Orient, après avoir rendu d’exceptionnels services aux Indes encore françaises, vous êtes parachuté, en août 1945, sur
l’Indochine. Fait prisonnier par les viets, vous subissez l’internement. L’exploit n’est pas d’avoir survécu, c’est de vous être évadé, et d’avoir réussi à traverser une région particulièrement
hostile, et de surcroît presque entièrement inondée. Tête froide oui, mais résistance physique hors de pair, et volonté acharnée.
Démobilisé, vous acceptez de repartir pour l’Indochine comme directeur de cabinet du haut commissaire, puis vous revenez à votre carrière initiale, celle d’administrateur de la France
d’outre-mer. Voici donc venu le temps du courage civil, mais dans des fonctions qui réclament souvent les vertus militaires, car il y faut le sens du commandement et la capacité de décision, sans
pouvoir attendre d’être couvert par des instructions qui viennent de trop loin et trop tard ou qui n’arrivent jamais.
Gouverneur de la Mauritanie, puis de la Côte-d’Ivoire, haut commissaire au Cameroun, haut commissaire de l’Afrique-Équatoriale et enfin haut commissaire, autant dire vice-roi, de
l’Afrique-Occidentale française, vous saurez avec habileté appliquer la nécessaire politique de décolonisation du général de Gaulle, et présider à l’entrée dans l’indépendance de ces vastes et
plus anciennes parties de notre empire. Il y a quelque chose de commun entre vous et l’amiral Mountbatten aux Indes. Vous saurez amener le drapeau avec autant de dignité que vous aurez mis
d’ardeur à le défendre.
Parmi toutes les lames de l’éventail du courage, vous en aviez une encore à déployer : celle du courage politique. Ce n’est pas sa forme la plus courante. J’oserais même dire que c’est la plus
rare. Combien d’hommes ai-je connus qui firent preuve de courage physique et se montrèrent timorés ou passifs dans l’action politique !
Ce n’est pas sans raison que de Gaulle vous appelle au ministère des Armées. Vous serez celui qui, dans notre histoire, restera le plus longtemps dans cette fonction, depuis Louvois.
La période n’était pas facile. Vous eûtes à gérer deux gravissimes affaires : la guerre d’Algérie et la mise en place de la stratégie nucléaire. Pour la première, qui était liquidation du passé,
vous n’aviez pas le commandement des opérations, mais vous aviez à maintenir les armées en état de faire face à la situation.
Nul besoin d’épiloguer : nous avons tous en mémoire cette période dramatique où non seulement Algériens et Français se combattaient, mais où des Français s’opposaient à d’autres Français, par des
conceptions antagonistes de leur devoir. Vous avez vécu des heures à tous égards douloureuses.
La deuxième grande affaire fut de doter la France de l’arme atomique, pour la mettre en état d’affronter l’avenir. Les difficultés techniques n’étaient pas les seules à surmonter. Que
d’oppositions au projet ! La gauche parlementaire, anti-gaulliste par principe, qui ne comprenait pas qu’il s’agissait de maintenir la France au rang des grandes puissances. Les écologistes se
comportaient en aveugles bêlants. Les savants pacifistes, les plus dommageables peut-être, qui refusaient de mettre leur savoir au service du pays. Puis enfin, l’opinion internationale,
conditionnée par les Anglo-Saxons, voilà beaucoup de monde qui se montrait hostile à votre entreprise.
De Gaulle tint bon, et vous aussi, en l’occasion. Vous alliez payer, une fois de plus, de votre personne au sens propre du terme. Ayant quelques doutes sur le fonctionnement du Commissariat à
l’énergie atomique, vous avez décidé d’aller assister à l’un des premiers essais d’explosion souterraine, au Sahara. Et vos doutes furent dramatiquement justifiés. Car, au lieu que l’explosion
restât contenue dans le sous-sol, une immense flamme rouge jaillit, une lance de feu qui se dirigea vers votre poste d’observation, suivie d’un énorme nuage noir radioactif qui vous enveloppa.
Quand on vous retira votre combinaison de protection, on fut incapable de mesurer l’irradiation que vous aviez subie. C’est miracle que vous n’ayez connu aucune séquelle. L’accident fut bien
enfoui, jusqu’à ce jour, dans le « secret défense ».
Vous aviez une dernière épreuve à traverser, celle d’être Premier ministre. Je dis bien épreuve. Car si cette fonction, par l’ambiguïté de sa définition constitutionnelle, est l’une des plus
malaisées qui soit, elle réclamait, au temps où vous l’avez occupée, une réelle abnégation. J’en puis témoigner, puisque j’eus l’honneur d’être votre ministre des Affaires culturelles.
Georges Pompidou était malade, et devait abandonner une partie des affaires aux initiatives d’un entourage partagé entre les dévoués et les calculateurs, entre ceux qui ne songeaient qu’à
maintenir intacte l’image du pouvoir présidentiel, et ceux qui ne pensaient qu’à organiser les lendemains du départ de son détenteur. Je peux bien dire que je vous ai vu, là aussi, garder la tête
froide.
C’est dans cette difficile ambiance que vous avez su décider et mettre en place le réseau des centrales nucléaires de la France, appelées à produire 80 % de notre énergie électrique. Cela
comportait une réforme complète du programme de l’E.D.F. Cette œuvre capitale, vous l’avez menée dans la solitude. Car, comme pour la stratégie atomique, vous aviez contre vous les écologistes et
tous les partis de gauche, mais en plus les pétroliers qui n’étaient pas sans influence ni puissance, et même certains des membres de votre majorité qui n’apercevaient pas la nécessité de
l’entreprise. Or, c’était la seule réponse, l’avenir l’a prouvé, à la première grande crise du pétrole de 1974, dont Georges Pompidou, lucide, nous avait dit, je m’en souviens, en Conseil des
ministres, qu’elle aurait de très graves et très longues conséquences. Comme vous n’êtes guère enclin à faire état de vos succès, nul ne vous en a témoigné une particulière reconnaissance.
Ce fut un grand malheur pour la France que la mort de l’homme d’État qui avait rendu au pays sa prospérité. Et je m’incline devant vous, Madame, en pensant à ce grand homme et ce grand ami. Pour
succéder à Georges Pompidou, bien des regards se tournèrent vers vous, certains par bon sens, et d’autres par résignation. Mais vous fîtes là montre de noblesse d’âme, en refusant d’entrer en
compétition avec un autre compagnon de la Libération, qui s’était déjà porté candidat. Je ne cache pas d’être de ceux qui en gardent un regret persévérant. La république gaullienne, avec vous,
fût restée dans sa voie droite.
Expert, non comme théoricien mais par la pratique, et en morale et en politique, il était naturel que vous fussiez appelé par l’Académie qui traite de ces deux aspects de l’humanisme.
Toutes les Académies, comme animées d’un mouvement sinusoïdal, connaissent des périodes brillantes et d’autres de moindre éclat. C’est une de ces dernières que traversait cette Compagnie. Afin de
la remettre en état de produire plus de lumière, ce fut vers vous que vos confrères se tournèrent pour occuper le siège de secrétaire perpétuel. Vous n’avez jamais repoussé un appel à servir.
Vous ne l’avez pas repoussé davantage lorsque l’Institut tout entier, se trouvant sans chancelier, vous demanda de prendre en main les rênes de l’attelage des cinq Académies, qui rassemblent
toutes les expressions du génie français. La fonction demande expérience, diplomatie, connaissance de la gestion budgétaire, autorité sur l’administration interne comme auprès des pouvoirs
publics. Vous vous y êtes consacré à plein temps.
J’ai dit en commençant combien l’Institut, donc la France, vous étaient redevables. L’âge n’avait diminué ni votre puissance de travail, ni votre imagination. Sous votre conduite, le palais des
Quatre-Nations a fonctionné dans un ordre parfait. Pourquoi, pendant ces sept ans, les mécènes ont-ils afflué vers vous ? Parce que, de même que vous avez traversé les combats sans aucune
blessure, de même, au long d’une carrière politique où vous avez exercé tous les mandats – député, maire, conseiller général – aucun bruit, aucune rumeur, aucun souffle, ne disons pas même de
scandale, mais seulement de favoritisme ou de complaisance, ne vous a effleuré. Votre rigueur courtoise inspire confiance.
L’Académie française a toujours réservé quelques-uns de ses sièges à de grands militaires et de grands hommes d’État. Par plusieurs ouvrages de mémoires, dont le titre de l’un, Après tant de
batailles, vous résume et restera célèbre, vous nous avez montré que vous ne manquiez pas de plume.
Le grand cordon de la Légion d’honneur venait de barrer votre poitrine quand nous vous avons élu, sans peine, au premier tour.
Chacun chez nous incarne une des formes de l’art littéraire, une des tendances intellectuelles, philosophiques, scientifiques, politiques, de l’époque, une des principales activités ou
disciplines de l’esprit. L’Académie française, c’est comme une grande façade, où doivent apparaître aux fenêtres de grandes figures du pays.
Il était juste et il était nécessaire que vous y apparaissiez, afin d’y être l’image d’une disposition de l’âme sans laquelle toutes autres vertus seraient inopérantes, Pierre Messmer : le
courage.