Magazine Journal intime

Consultation du soir

Par Docrica

Elle a la quarantaine passée, 20h et des poussières, elle se lève du banc de la salle d'attente où elle poireaute depuis au moins 2 heures.

Je ne l'ai jamais vu, elle non plus. Malgré un visage « souffrant », apparemment sculpté par la vie, elle en jette !

Elle: « C'est mon frère qui m'a dit de venir vous voir, il m'a dit que vous étiez bien ! »

Moi: « Ah bon ? Il a de drôles de goût votre frère ! Et c'est qui ? »

Elle: « C'est X. »

Moi: « Ahhh..! ben vous devez le savoir... il raconte que des conneries »

Elle rit. En, à peu près, 20 secondes, on est passé du visage « stressée » creusé par une longue attente, en un visage souriant, et une relation partant, à priori, sous de bonnes augures.

Elle vient pour un problème de dos bloqué, une situation assez classique en ce moment.. la période est propice aux problèmes de dos, aux réveils des sciatiques, et autres lumbagos ou névralgies cervico-brachiales.

Après lui avoir fait décrire le mode d'apparition de cette douleur, le si ça fait mal en faisant ça, ou ça; après lui avoir fait préciser ses conditions de travail, j'en arrive aux antécédents.

Moi: « Vous avez votre carte vitale que je crée votre dossier, que vous me racontiez un peu vos antécédents, vos maladies, et si vous prenez des médicaments ? »

Elle me passe sa carte vitale en me lançant:

Elle: « Pour le médicament, je n'en prends qu'un.... le trizivir. »

Elle dit la fin de phrase doucement, si bien que le nom du médicament est à peine intelligible, un rapide coup d'œil elle attend ma réaction. J'ai donc bien entendu.

Jamais entendu parler... mais rien qu'au nom, on devine facilement ce que c'est.

Moi: « ah.... merde. Je ne le connais pas mais... depuis quand ? »

Elle: « 2001. Je le supporte bien, et tout va bien. »

Moi: « Faut que je regarde un petit peu, je n'ai eu à suivre en 7 ans que peu de patients HIV, et je ne connais pratiquement pas ces médocs... google va m'aider »

Elle, en souriant : « Oui , c'est normal. »

Ça tombe plutôt mal au niveau timing, 20h25 déjà, salle d'attente encore remplie, je ne l'ai même pas encore examinée, mais c'est un médoc qui m'est inconnu et qui doit certainement avoir une ribambelle +1 de contre-indications, d'effets secondaires, et autres joyeuseries.

Tout en me renseignant sur le web (à force , on sait où trouver les infos pertinentes, les importantes ), les échanges continuent : son frère, ce qu'elle fait, ce qu'elle faisait avant, si ça lui est déjà arrivé ce genre de blocage, et sur le SIDA aussi.

Moi: « Vous savez comment vous l'avez attrapé ? »

Elle: « Oui, oui. Mon mec de l'époque, il l'avait, le savait et me l'avait pas dit. Il est mort maintenant, de ça, d'ailleurs. C'est pas suite à des injections. J'y touche pas à ça, même si je fume des pétards comme tout le monde. »

Ouch. Pitin la haine. Le saligaud....

Moi, en la narguant, « Comme tout le monde, comme tout le monde !! Vous voulez dire 'comme tout le monde' de votre entourage ! »

Ce genre de ping-pong verbal mélangeant gravité, cynisme, directitude (Copyright Ségolène) et humour peut certainement choquer certains lecteurs. Il suffit juste de comprendre qu'il n'est possible qu'avec certains patients, dans certaines conditions, et qu'il peut, très rarement, échoué. Mais quand il réussit, il permet (ou en tout cas, il ME permet), d'avoir des rapports sains et égalitaires avec le patient que j'ai en face.

Moi: « Vous le vivez comment au quotidien ? »

Elle: « Bien. Ça ne change rien. »

Moi: « Moui... Moui.. Vous êtes quand même obliger de manger le tribidule tout les soirs »

Elle: « Oui. Certains le supportent mal apparemment, ça n'a jamais été le cas pour moi »

Moi: « Et niveau sexe.. obligée de mettre le bout de caoutchouc .. dès qu'on passe sous la ceinture »

Elle: « Oui. C'est chiant ça. Mais de toute manière, si le caoutchouc n'est pas présent, ca me coupe tout »

Moi: « Je comprends bien. D'autant plus avec une histoire de contamination comme la votre ! »

Elle: « Oui. Vous savez , j'ai un copain dans le nord.. il est pas seropo.. il comprend pas ma détermination à ne rien faire sans protection »

Moi: « Ca fout les boules. Mais vous avez, bien sûr, raison ! Même si.. »

Elle: « Même si , c'est vraiment moins bien avec le plastique ? »

Moi: « Non, Non. Ce que je voulais dire, c'est que vos bilans, puisque tout va bien, doivent montrer une réplication virale par PCR à 0 »

Elle: « Oui , indétectable dans le sang, c'est justement pour ça qu'il veut plus se protéger »

Moi: « Vous avez réussi à lui faire comprendre ? »

Elle: « Oui, enfin non, je sais pas. Mais de toute manière... c'est plastique ou rien. »

La PCR est une technique de laboratoire qui permet d'augmenter considérablement la quantité d'un ADN, permettant ainsi la détection. La technique est très sensible, si bien qu'il suffit de souffler sur un échantillon à analyser, pour le positiver avec de l'ADN présent dans l'air expiré ou les gouttelettes de salives.

Un résultat PCR à 0 est donc un bon résultat. Mais il ne permet pas de garantir l'absence de contagiosité. Et, selon nos connaissances actuelles, elle a raison.


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