En ce moment, je suis en pleine lecture de La Dialectique de la Raison, d'Adorno et Horkheimer. Il me semble qu'au moment où les industries culturelles sont fortement secouées par la révolution numérique, il est important de remonter à l'ouvrage qui a forgé le concept même d'industrie culturelle.
Cette lecture m'incite à poursuivre ma réflexion sur la notion de technique qui est décidément bien difficile à appréhender. La multiplication des dénonciations d'une époque fascinée par la technique (par opposition aux art libéraux semble-t-il), d'une société résolument technicienne, dont les technologies de l'information et de la communication sont l'aboutissement ultime - la technique vient ainsi pervertir et détruire l'intersubjectivité de la communication humaine, voir Louis Quéré - Des miroirs équivoques -, n'aide pas à une meilleure compréhension du concept. Si vraiment, notre société est placée sous le signe de la technique, alors qu'est-ce que la technique, exactement ?
La réponse la plus courante, la plus évidente : la technique, ce sont les machines, révèle bien vite ses insuffisances, car elle néglige un nombre considérables de contextes où l'activité humaine peut facilement être considérée comme technique : la rhétorique, le droit, la médecine sont des techniques qui ne reposent pas essentiellement sur des machines. D'ailleurs, il est assez facile d'expérimenter l'instabilité des usages qui lui sont associés. Cette instabilité m'est d'autant plus évidente que je fréquente des milieux qui se définissent très souvent en opposition à elle : les sciences humaines et sociales héritent d'une double opposition historique à la technique : elles cumulent l'héritage des humanités, arts libéraux, arts des hommes libres, par opposition au labeur contraint de l'esclave, mais aussi l'héritage de la science, savoir pur et désintéressé qui est à lui-même sa propre fin, par opposition aux connaissances appliquées, orientées par l'utilité. M'intéressant depuis quelque temps à la manière dont les historiens, philosophes, linguistes avec lesquels je travaille usent (et abusent) du terme, il me semble avoir compris que le concept de technique repose pour l'essentiel sur une dimension relationnelle, mais qui est dans le même temps niée. En quelques mots, il semble que l'on désigne par le terme de technique - et c'est flagrant pour les chercheurs en sciences humaines - l'ensemble des contraintes, résistances et autres formalismes que l'on rencontre dans la réalisation de son activité. Ainsi, un chercheur considère-t-il comme technique tout ce qui relève de l'édition de ses textes, domaine que je connais un peu, précisément parce que l'édition est le processus par lequel il en perd la maîtrise (en ce qui concerne sa forme et sa publicisation entre autres). Et même, sa propension à utiliser le qualificatif de technique est-elle d'autant plus grande qu'il maîtrise moins le processus éditorial. Ainsi, dans les usages, le terme en vient-il quelquefois à être un synonyme de contrainte, opacité, obstacle. Et d'ailleurs, le terme peut-il être repris en ce sens par ceux-là même qu'il désigne. « C'est très technique » est un équivalent de ce n'est pas compréhensible (pour celui à qui l'on s'adresse).
Technique est donc un terme relationnel ; il désigne une extériorité résistante contre laquelle on se heurte dans la réalisation de son objectif. Cette définition ne nie d'ailleurs pas complètement les approches plus classiques : il est lié à la nature (comme extériorité résistante) et à l'outil (comme moyen de la forcer). La dimension purement relationnelle du terme implique cependant une universalité potentielle de son application. Toute activité peut, à un moment ou à un autre, être qualifiée de technique, parce que placée dans une position où elle devient le passage obligé, le moyen par lequel quelqu'un doit passer, pour réaliser une fin particulière.
Ce n'est pas ainsi, pourtant, que ce terme est utilisé dans la plupart des cas. La dimension relationnelle qui le définit est oubliée, niée, au profit d'une définition substantive qui institue un grand partage entre des activités qui seraient essentiellement non techniques et des activités essentiellement techniques. Il m'est difficile de voir dans ce mouvement de réification de la technique autre chose qu'un pur enjeu de pouvoir, j'y reviendrai. On l'a bien compris, si le technique se définit par sa dimension relationnelle, on se trouve assez classiquement dans une dialectique de la fin et des moyens. On peut redire de manière très simple ce qui précède : est technique tout ce qui se trouve dans la position d'être un moyen pour la réalisation d'une fin. Si l'on présuppose que la dialectique fin-moyen est à la fois universelle et réversible, on sait donc que toute activité humaine est susceptible d'être le moyen de la réalisation d'une fin qui lui est étrangère, mais connaît en même temps sa propre fin, et définit à son tour une relation de moyen à d'autres activités dont elle a besoin pour accomplir sa propre fin.
Tout ceci est vraiment classique ; on vient de définir la société humaine par la division sociale du travail, la relation fin-moyen et la réciprocité. Il est étonnant de constater pourtant que cette définition banale est battue en brèche par l'usage que l'on fait habituellement du mot technique. Car définir certaines activités comme essentiellement techniques et d'autres comme essentiellement non techniques, c'est dire que celles-là n'ont pas la noblesse requise pour être jamais à elles-mêmes leur propre fin, tandis que celles-ci sont à ce point nobles qu'elles doivent toujours être considérées comme des fins. Il s'agit d'une destruction définitive du droit à une égale dignité pour toutes les activités humaines, par l'instauration d'un partage d'essence entre le noble et l'ignoble. On voit les implications profondes de ce simple mouvement par lequel une qualité relative, liée à une situation, est attribuée comme qualité essentielle, indépendante de tout contexte, à certaines formes du travail de l'homme. Ce faisant, on crée deux catégories ; celle des hommes libres - qui se meuvent dans le royaume des fins ; le noble, et celle des esclaves qui ne pourront jamais s'élever au dessus du monde des moyens ; l'ignoble.
Les deux éléments me semblent importants pour comprendre ce qu'est la technique : c'est à la fois une relation, et en même temps l'essentialisation de cette relation afin d'établir une domination durable et reproduite indéfiniment. La puissance explicative de cette approche me semble assez grande. Elle permet en particulier de comprendre un certain nombre de traits caractéristiques du monde social. Le perfectionnisme de l'artisan, quel que soit son domaine, qui prend le temps d'achever et peaufiner l'objet qu'il fabrique, qui améliore en permanence ses méthodes, manifeste une tendance, à l'exacte opposé de ce qu'on dit de lui, à dé-techniciser son activité. Il manifeste une résistance contre la réduction de son activité et du produit de son activité à n'être qu'un moyen. On retrouve ici l'humanité que Simondon reconnaît dans les objets techniques. L'activité humaine, à la recherche de sa propre perfection, porte en elle une tendance qui l'élève au dessus de la raison instrumentale, c'est-à-dire asservie, pour rechercher sa propre satisfaction dans le libre jeu de la Raison, ce qui explique d'ailleurs qu'elle se teinte alors très souvent d'une dimension esthétique. C'est dans ces conditions que le jugement esthétique peut s'appliquer sur des objets a priori aussi éloignés d'une oeuvre d'art que du code informatique ou une locomotive à vapeur. D'un autre côté, et c'est le prix qui doit être payé, l'activité n'est pas entièrement autonome, elle ne peut être justifiée -et pas seulement pour des raisons de subsistance matérielle-, que dans une relation d'utilité qui en définit le caractère technique. C'est cette relation d'utilité qui est à l'origine de la commande et qui déclenche donc le travail. Condition nécessaire à la réalisation de l'activité, elle est en même temps un obstacle à son émancipation, parce qu'elle lui impose des contraintes qui lui sont étrangères, comme des contraintes de coût (produire moins cher) ou des contraintes de temps (produire vite), ou d'autres encore.
C'est la recherche permanente de compromis permettant de résoudre temporairement et localement cette contradiction, qui me semble caractériser le mieux l'industrie. C'est la difficile mais passionnante mission de ceux qui aident les hommes à travailler ensemble, c'est-à-dire à la fois les uns pour les autres, et c'est la technique, mais aussi pour eux-mêmes, et c'est l'art. A priori, rien n'interdit de penser que toutes les activités, quel que soit leur domaine d'application, sont contraintes par une égale nécessité de se soumettre aux exigences de la technique, et ont une dignité égale à prétendre être un art et que la recherche de conditions de travail justes, soit à rechercher du côté d'un compromis entre cette contrainte et cette prétention. Ce faisant, on définit en creux l'envers de l'industrie, c'est-à-dire cette position par laquelle un individu ou un groupe peut réduire l'activité des autres à une pure relation instrumentale. Cette position au regard de laquelle tout est technique, parce que tout est un moyen, et n'est qu'un moyen, ce qui justifie l'arbitraire des ordres que l'on donne, n'est autre que la position de pouvoir. On retrouve bien le raisonnement de tout à l'heure : en observant la réification de la relation technique, c'est à la source du pouvoir, ou plutôt à sa pérennisation que l'on assiste. Le pouvoir s'érige sur la négation de l'autonomie vers laquelle tend l'activité humaine. C'est pour cette raison qu'il ne peut se manifester que sous le registre de l'arbitraire, du contrôle et de l'instrumentalisation. Finalement, il révèle sa grande fragilité et son incapacité à s'imposer dans le temps ; car les relations sociales sur lesquels il s'appuie ne peuvent durer bien longtemps. On a donc toutes raisons d'être raisonnablement optimistes. Car l'industrie a toutes les chances de l'emporter dans le temps sur le pouvoir.
C'est peut-être la raison pour laquelle, ce que l'on appelle le progrès technique, et qui est en réalité le progrès des sciences et des arts - mais au sens le plus universel du terme, c'est-à-dire touchant à toutes les activités -, est une réalité qui dure et s'étend par delà les empires, royaumes et autres principats, condamnés, eux, à s'effondrer aussi rapidement qu'ils finissent pas lasser la patience des hommes.
Crédit photo : « The Skyscraper Of Self », par drp, en cc by-nc-nd 2.0 sur Flickr