L'autobiographie de « Magic Greenspan », le charismatique Président de la Banque centrale des Etats-Unis entre 1987 et 2006, est accessible en français depuis un an. Prémonitoirement intitulée « Le temps des turbulences », elle retrace en quelques 600 pages, l'action d'un économiste qui n'a jamais douté de sa foi libérale. De cet homme, Che Guevara aurait pu dire qu'il a été un révolutionnaire, c'est-à-dire un « réformiste avec des principes ». Pilier de la « contre révolution libérale », il inspire dès 1975 aux Etats-Unis les principales « réformes » de dérégulation et de déréglementation qui ont fini par submerger le monde entier. Résolument optimiste, il pronostique la victoire totale de ses idées par une sentence définitive : « on ne reviendra pas en arrière ». L'ironie de l'histoire veut qu'il ait quitté son poste peu avant le déclenchement d'une crise financière historique dont il a reconnu qu'elle démentait (provisoirement) sa croyance dans les vertus autorégulatrices du marché.
Comment le
Banquier central a-t-il pu prendre le risque de laisser se développer une telle « orgie » de crédits aux Etats-Unis? Parce que la « cohésion sociale » était à ce prix nous
explique-t-il. Ce qu'il redoute le plus au tournant des années 2000, c'est que les classes modestes ne puissent plus accéder à la propriété immobilière. La croyance dans le rêve américain doit
être préservée et c'est parce qu'il est parfaitement conscient de la montée impressionnante des inégalités sociales qu'il encourage l'attribution de crédits aux ménages les moins solvables afin
de compenser leur retard en matière de revenu.
A-t-il évalué
le risque qu'il faisait courir au système financier ? Parfaitement dit-il, mais les marchés ont en eux les moyens de leur propre relance et régulation. La sophistication des produits financiers
lui semblait la meilleure garantie contre l'effondrement du système. Le fait que ces crédits à risque puissent être découpés en tranche et revendus dans le monde entier et, plus encore, qu'il
existe un marché florissant pour assurer les investisseurs contre l'éventualité d'un défaut de paiement aurait du permettre au marché financier mondial d'absorber tout choc
éventuel.
Il est vrai
qu'Alan Greenspan a passé sa vie à être impressionné par la « résilience » du capitalisme anglo-saxon. Il s'émerveille, qu'en l'absence de toute contrainte étatique, les marchés aient
surmonté avec une étonnante rapidité les krach de 1987, la débâcle des caisses d'épargne, la crise asiatique de 1997, l'éclatement de la bulle Internet et enfin le 11 septembre 2001. Sa sérénité
ne pouvait être que totale en 2006... lorsque éclate la crise des subprimes. Dans la même veine, on lira les chapitres consacrés à la défense de la spéculation sur le marché pétrolier ou encore
ses projets de déréglementation de l'éducation primaire et son plaidoyer en faveur de l'immigration choisie (politique de tri des immigrés qualifiés).
Que pense-t-il
de la France? Un pays charmant mais qui n'accepte pas le capitalisme de marché. Il faudrait en finir avec nos « préjugés collectivistes ». Nous sommes en 2006 et Nicolas Sarkozy, alors
ministre de l'économie, lui « donne espoir » qu'il pourra ramener la France vers la modernité.
Rude tache car
pour progresser économiquement il faut en accepter le prix social et se résoudre à la destruction régulière des activités obsolètes et des emplois peu productifs. Par nature, l'être humain n'y
est pas toujours prêt, comme le démontre une mentalité européenne dont il a la révélation à ...Venise. Méditant sur les splendeurs de la cité, en compagnie de son épouse, Alan Greenspan
s'interroge subitement : « Quelle est la valeur ajoutée de Venise ? ».
Il songe là aux gigantesques
frais d'entretien de ce patrimoine unique... Venise, archétype du conservatisme, lui apparaît soudain comme le contraire du capitalisme. Et dans ce lieu si exotique pour lui, notre Banquier
central s'abandonne enfin au plaisir d'écouter les mandolines.
Denis Gouaux