Tous aux abris : le principe de précaution a encore frappé ! On n’en finit pas de dénombrer ses ravages. Cette fois encore, le tabac. Du moins le croit-on, parole de non-fumeur. Les tenants de la nouvelle tyrannie viennent de couper la chique à Jacques Tati. Ils lui ont retiré sa pipe, laquelle était vissée entre ses dents depuis sa naissance ou presque. Imagine-t-on Georges Simenon sans sa pipe ou Humphrey Bogart sans sa clope ? Impensable tant l’appendice à volutes fait partie de leur personnage. C’est ce crime contre l’esprit dont vient d’être victime l’immortel auteur de Playtime. Un méchant gag dont il serait le premier à rire même si, dans sa satire de notre vie moderne dans ce qu’elle a de plus absurde, il n’aurait jamais imaginé qu’on en arriverait là.
Reprenons le dossier de l’affaire. Depuis des mois, la Cinémathèque française préparait une grande exposition « Jacques Tati, deux temps trois mouvements » qui vient d’ouvrir ses portes (jusqu’au au 2 août). Une étonnante reconstitution de son univers à travers une réunion d’objets, d’images, de signes, de dessins, de journaux à ne pas rater. Sur les affiches promotionnelles comme sur la couverture du livre-catalogue (45 euros, 304 pages, naïve), un même pictogramme extrait de Mon Oncle : le bonhomme Tati fier et droit sur son Solex revêtu de son uniforme hulotissime : pantalon et imperméable trop courts, le chef coiffé d’un galurin et la bouche prolongée de sa pipe. Or les services juridiques de la Ratp et la Sncf ont cru bon de retoquer l’affiche au motif qu’elle risquerait de contrevenir aux dispositions de la loi Evin sur l’incitation au tabagisme (« …propagande ou publicité, directe ou indirecte, sont interdites… »). Fumant, non ?
Il n’y a pourtant pas de jurisprudence en la matière puisque les choses n’ont jamais été aussi loin. Juste un excès de prudence qui a scandalisé toutes les parties concernées. En vain. Costa-Gavras, le président de la Cinémathèque, monté au créneau pour empêcher qu’il ne fasse tache d’huile, a d’emblée prévenu qu’il n’était pas question que les mêmes affiches, hors des couloirs du métro et des bus, soient concernées par la mesure, sans même parler de la couverture du catalogue ou des publicités dans les journaux. « C’est d’autant plus bête que dans ses films, la pipe de Tati n’était jamais allumée !renchérit Macha Makeïeff, son ayant-droit moral et commissaire de cette exposition. Une censure absurde et stalinienne car c’est chez lui, de son temps qu’on trafiquait ainsi les photos. Ce qui aboutit à un mensonge. Résignée, je leur avais proposé de remplacer l’objet maudit par une croix rouge mais on devinait encore trop la pipe. Alors j’ai proposé de la remplacer par un calligramme, une pipe faite de lettres, sur lequel on pouvait lire : « Ceci est une pipe ». Refusé. Je lui ai donc mis un petit moulin à vent entre les lèvres. Juste pour prendre le métro et le bus ! ». Rassurez-vous : elle figure bien en couverture sur le le catalogue, de même que sur celle du Tati (268 pages, 40 euros, Ramsay) de Marc Dondey et dans les pages des Vacances de M. Hulot (128 pages, Editions Yellow Now) où Jacques Kermabon analyse le film image par image.
Il y a quatre ans, la Bibliothèque nationale de France avait déjà cru bon gommer la cigarette que Jean-Paul Sartre tenait entre les doigts sur les affiches et la couverture du catalogue de son exposition ; et en 1996 déjà, Malraux essuyait les plâtres de cette fâcheuse tendance, la Poste lui ayant supprimé la cigarette sur le timbre reproduisant son fameux portrait cheveux au vent par Gisèle Freund. Les frileux de la Sncf et de la Ratp peuvent encore agir ce qui se passe chez eux, cela n’empêchera pas l’exposition Tati de présenter une gigantesque pipe de cinq mètres vissée sur un socle sur lequel on peut lire « Libertaire ». Un objet prévu et conçu bien avant, naturellement. Comme si de là-haut, M. Hulot sentant le vent venir, avait adressé un pied-de-nez bien dans sa manière aux nouveaux censeurs de l’ordre moral. Les pires : ceux qui réagissent dans la peur et par anticipation. Nous ne serons jamais assez reconnaissant à M. Hulot de nous avoir appris à vivre en faisant un pas de côté de manière à envisager la société avec ce léger décalage qui la rend tellement plus vivable.
Les films de Jacques Tati nous renvoient le reflet d’une certaine France qui n’existe plus, toute de poésie, de légèreté et d’insouciance ; cette “affaire Tati” nous renvoie, elle, l’image d’une autre France, crispée, étriquée, réglementaire, qui existe trop.