Le « fait générateur » de ce retour de la question turque est, bien sur, la visite de Barack Obama dans ce grand pays. Il y a là, je l'ai dit, une volonté politique juste, que je salue, un geste symbolique fort. On se souvient, en effet, que les années Bush ont été marquées par les idées néo-conservatrices, par la conception d'un « choc des civilisations » entre l'Occident et l'Orient, par une « guerre contre le terrorisme » qui visait principalement le monde islamique. L'Irak a été le paroxysme de cette logique conflictuelle, également présente dans l'approche du dossier, plus que délicat il est vrai, du nucléaire iranien. En tout cas, les relations entre le monde musulman et les Etats-Unis étaient, à l'aube de cette nouvelle présidence, très dégradées. Barack Obama a d'ores et déjà imposé quelques inflexions : il se concentre ainsi sur l'Afghanistan, qui est manifestement pour lui la « guerre juste », il se dit prêt à entamer un dialogue, certes vigoureux, avec l'Iran. Son voyage en Turquie s'inscrit dans cette lignée: il s'agissait pour lui, sur la terre de ce grand pays musulman, qui est bien, je le maintiens un Etat laïc, de dessiner les contours d'un avenir commun, de dire avec force que l'Amérique n'est pas en guerre contre l'Islam. Ce changement devrait réjouir ceux qui ont hier condamné avec énergie la guerre en Irak : curieusement, il suscite peu de commentaires. Au contraire, les seuls propos retenus du Président américain, du moins en France, sont ceux par lesquels il s'est déclaré favorable à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, s'attirant la réplique de Nicolas Sarkozy, lui déniant le droit de se prononcer sur ce point, et réaffirmant qu'il avait « toujours été hostile à cette entrée et qu'il le reste ».
Quelques rappels peuvent, me semble-t-il, clarifier la discussion. Le Président de la République a sans doute raison sur un point : ce n'est pas aux Etats-Unis de dessiner les frontières de l'Europe – même s'il était un peu cavalier de remettre en place Obama, qui a tout de même le droit d'exprimer une opinion. Cette décision reviendra aux Européens, le moment venu, selon les formes qu'ils définiront pour ratifier un éventuel traité d'adhésion. Je veux souligner une deuxième évidence : l'entrée de la Turquie, si elle arrive, est une perspective lointaine. Ce pays, en effet, ne remplit pas aujourd'hui les critères exigés pour figurer parmi les membres de l'Union : il doit mieux respecter les droits de l'homme, ainsi que l'égalité entre les genres, il ne peut indéfiniment occuper une partie du territoire d'un Etat membre de l'Europe, Chypre, il doit reconnaître le génocide arménien – le président américain l'a d'ailleurs rappelé avec diplomatie, mais fermeté, en Turquie – il lui reste d'énormes progrès économiques et sociaux à effectuer. Pourquoi, dans ces conditions, faire peur, comme si la question d'une adhésion immédiate, au moins à court terme, était posée ? Ce n'est qu'en 2020, à peu près, qu'elle peut être envisagée. D'ici là, il faut travailler, se rapprocher, se convaincre mutuellement.
Ma position est connue, je crois qu'elle est juste, je la redis. L'entrée de la Turquie dans l'Union n'est pas un droit, elle n'a rien d'automatique, mais ce serait une faute lourde de l'exclure, et de surcroît un manquement choquant à nos obligations internationales. Celles-ci, en effet, sont claires. La Turquie est le plus ancien pays associé de l'Europe, elle a avec nous un accord d'Union douanière, elle appartient à toutes les institutions européennes – sauf l'Union – et surtout elle est depuis 1999 candidate à l'adhésion, entrée dans un processus de négociation depuis 2002. Ce processus et long, difficile, exigeant, son issue est incertaine. Mais si ce parcours est accompli, si les critères sont finalement satisfaits, cette issue ne peut être que l'appartenance à l'Union. Le pire serait de discuter avec la Turquie pendant des années, presque des décennies, et de la laisser au final à la porte pour des raisons de politique intérieure, propres à tel ou tel pays, et d'abord à la France, alors qu'elle aurait rempli sa part du contrat. C'est pourquoi la position de Nicolas Sarkozy, qui laisse se poursuivre la négociation tout en redisant périodiquement son hostilité de principe, est incohérente. Quant au fond de l'affaire, j'invite à une approche rationnelle, fondée sur les intérêts autant que sur l'histoire ou la culture. Si je suis, et demeure, plutôt favorable à la perspective d'une adhésion, à terme, de la Turquie, c'est parce que je préfère que ce grand pays ami s'arrime définitivement aux valeurs européennes, à commencer par la laïcité, qui est toujours un combat, plutôt que de se trouver ramené à l'alternative stérile, négative, entre l'islamisme radical et le protectorat américain. En outre, j'ai la conviction que la Turquie peut être un pont entre l'Europe et l'Orient, et jouer un rôle essentiel dans la stabilisation de notre voisinage. Encore faut-il que les Turcs fassent effectivement, complètement, le choix de l'Europe. C'est tout l'enjeu des négociations en cours.
Voilà comment j'aimerais que le débat soit posé. En prenant le temps nécessaire. En échangeant des arguments et non des oukazes. En étant conscients que l'Europe n'est pas un « club chrétien », mais un modèle politique culturel, social, une communauté de valeurs qui doit demeurer ouverte. J'observe avec regret que Nicolas Sarkozy n'y parvient jamais, mais se sert très volontiers de ce dossier explosif pour ressusciter sa thématique nauséabonde de l'Identité nationale face à une immigration menaçante, clé de sa victoire en 2007 : ce n'est pas une attitude digne d'un homme d'Etat ! Oui, j'aimerais que la Turquie ne soit pas, une fois de plus, prise en otage de nos fantasmes nationaux, et ne soit pas l'objet d'un détournement du nécessaire débat sur l'Europe que nous voulons. J'aimerais qu'elle ne soit pas au coeur de la campagne européenne qui s'ouvre, et qui devrait plutôt être centrée sur les réponses conjointes à apporter à la crise du capitalisme, sur la majorité progressiste du Parlement et sur l'orientation politique du Président de la commission. Je crains d'être déçu, après cette pauvre entrée en matière. Eh bien, que l'on compte sur moi, quitte à déplaire, pour faire entendre mes arguments !
Pierre Moscovici