La dernière Tortue

Par Jean-Louis Richard

Isabelle Stengers raconte dans les actes du Colloque de Cerisy sur l'auto-organisation (Paris, Le Seuil, 1983) que William James, au terme d'un de ses exposés sur le système solaire dont il venait de gratifier quelque peuplade d'Amérique profonde, se fit apostropher par une vieille dame.

"C'est bien joli toutes vos histoires", lui lança-t-elle, "mais chacun sait que, pour finir, la Terre est posée sur le dos d'une grosse tortue". Le père du pragmatisme, se prenant au jeu, lui demanda sur quoi reposait ladite tortue. Il s'entendit répondre qu'elle se tenait, c'était connu, sur le dos d'une seconde tortue.

Notre philosophe crut alors s'en tirer en demandant à sa contradictrice sur quoi cette dernière tortue pouvait bien s'appuyer. "Vous ne m'aurez pas Monsieur James, des tortues, voyez-vous, il y en a jusqu'en bas".

Je repasse cette histoire dans ma tête alors que je travaille avec Jean-Pierre. Dirigeant d'une multinationale qui compte dans son secteur, Jean-Pierre est un gaillard qui semait le trouble sur les terrains de rugby 40 ans plus tôt. Il en a gardé une démarche massive, et le regard qui cherche la balle.

En voilà un pour qui la psychologie scientifique de William James ne peut plus rien. Tant que nous sommes "sur terre", tout va bien. Jean-Pierre a tout pour être heureux. Son groupe marche bien, enfin, pas trop mal, disons qu'il va de mieux en mieux, lui. La femme de Jean-Pierre est presque aussi charmante que sa maîtresse. Tous ses enfants sont au loin, sauf le dernier qui tente de se faire oublier sous les toîts de l'hôtel particulier familial. Rue Balzac, son chauffeur savoure l'Equipe au volant d'un moyen de transport qui représente un siècle de ses économies, ou deux semaines de rémunération de Jean-Pierre. Il est en train de se demander si il aura le temps, ce soir, de rejoindre ses amis du club de karaté. Sans pouvoir se l'expliquer, ce chauffeur sent qu'il vaut mieux vivre dans sa peau d'homme à lui que dans celle de son passager.

La Terre de Jean-Pierre est posée sur une lourde tortue, bien visible de tous. Sous cette première tortue, ça se gâte. L'animal qui soutient sa grande soeur craint le regard, dort mal et se demande comment tout ça va finir. Sous la seconde tortue, un bébé tortue, dans la pénombre, se demande à quel moment il s'est fait piéger. Quant à savoir sur quoi repose ce bébé, même lui n'en a pas la moindre idée.

Je demande à Jean-Pierre quel âge il sent avoir. 30 ans, m'assure-t-il. Comment compte-t-il vivre dans trois ans, lorsqu'il devra céder la place, il ne veut même pas en parler. Est-il déjà mort ? Si vivre, c'est imprimer sa personnalité sur le monde extérieur, alors, oui, il est mort. Tout ce qu'il fait sur la scène professionnelle, et aussi sur les plans intimes, un autre pourrait le faire, il suffirait de le former aux raisonnements de Jean-Pierre, un peu comme si on fournissait la partition au pianiste suivant. Je pense à l'orgue de Barbarie, oui, c'est ça, demain un autre homme pourrait tourner la manivelle de la vie de Jean-Pierre, à condition d'avoir son stock de cartes perforées, le résultat serait le même.

Sauf qu'ici, face à moi, Jean-Pierre n'a plus de manivelle, plus de cartes perforées, c'est avec la troisième tortue que nous parlons. Quelques sessions plus tard, lui et moi allons découvrir qu'en fait de tortues il y en a beaucoup plus que nous ne l'imaginions, et tant mieux. Bien des choses vont alors se mettre en ordre quelques étages plus haut.

La vraie question, ce n'est pas de trouver la dernière Tortue, celle qui supporterait toutes les autres, la bête noire de James l'avait compris avant le maître. Ce serait d'accepter qu'un tourbillon infini de tortues s'entrelace dans nos profondeurs pour soutenir et nourrir ce que nous sentons comme notre réalité. Trois tortues ne font pas le poids, mais une infinité, sans doute. Et du moins, ça occupe suffisamment pour que l'angoisse d'une vie de production ne reposant sur rien ne vienne plus nous poursuivre au bout de nos cauchemars.

Le plus étonnant, comme Isabelle Stengers l'a confié à son ami Claude Le Guen, c'est que cette histoire de tortue si souvent citée ne repose sur aucune référence probante chez James ou l'un de ses biographes. Elle serait née d'une relance d'abonnement d'une revue scientifique qui en avait confié la rédaction à une pigiste aussitôt évanouie dans la nature. Personne n'a jamais trouvé la dernière tortue capable d'expliquer la naissance de cette histoire de tortue, qui s'auto-justifie sans répondre à nos interrogations.

Peu importe, voyez-vous, puisque des tortues, il y en a jusqu'en bas...