Après les « images de la guerre sainte », complaisamment véhiculées par les médias qui s’obstinent à employer cette traduction parfaitement inadéquate du terme jihâd (جهاد), on se dirige peut-être aujourd’hui dans le monde arabe vers une « guerre des images saintes », sur fond de tensions croissantes entre chiisme et sunnisme.
Lancé en 2004 par les déclarations fracassantes d’Abdallah II de Jordanie, le fantasme d’une « menace » que constituerait l’émergence d’un « croissant chiite » est plus que jamais d’actualité. Après le Maroc qui a rompu ses relations diplomatiques avec l’Iran en mars dernier, c’est aujourd’hui le tour de l’Egypte qui reprend les mêmes accusations contre le Hezbollah libanais, accusé de « prosélytisme chiite ».
Il se fait que les tensions entre les forces politiques, et les populations, qui se revendiquent de l’une ou l’autre des principales branches de l’islam trouvent une illustration particulièrement puissante dans un domaine singulièrement sensible, celui de l’image.
Même si la doctrine a pu varier dans le temps, et si les points de vue ne sont pas uniques aujourd’hui comme hier, l’islam sunnite, et principalement l’école wahhabite officiellement adoptée par l’Arabie saoudite, proscrit en général la représentation des figures saintes de l’islam, celle des prophètes, à commencer par Mahomet bien entendu, mais également celles des « dix Compagnons à qui le paradis a été promis » (voir ce billet).
En Iran (il faut rappeler qu’il ne s’agit pas d’un pays arabe), mais également en Irak où la majorité de la population est chiite, les représentations des premiers imams - telles qu’on peut les voir ci-contre et ci-dessous - sont légion. Les artistes locaux, souvent autodidactes (article en arabe), n’hésitent pas à peindre les figures les plus saintes de l’islam chiite, en leur donnant souvent, d’ailleurs, des traits plus « arabes » qu’« aryens » (considérés comme appartenant aux Perses).
A l’origine du débat, le projet qu’une société koweitienne a décidé de confier à un jeune réalisateur syrien pour le prochain mois de ramadan. Avec un budget de 3 millions de dollars, Al-Asbât (الأسباط, un terme coranique qui fait référence aux tribus d’Israel) racontera la « très riche histoire » de ces deux « martyrs », symboles, pour le chiisme, de la lutte contre l’injustice et l’oppression.
Inévitablement, un tel projet implique, et c’est bien là le cœur du problème, que les « figures saintes » de l’islam soient incarnées par des acteurs, lesquels ont d’ailleurs été choisis parmi différentes vedettes syriennes qui se sont illustrées dans plusieurs feuilletons célèbres, à commencer par le très peu religieux Bâb al-hâra (La porte du quartier), qui racontait les péripéties d’une bande de fiers à bras dans la Damas du temps jadis.
Inévitablement là encore, différentes autorités religieuses sunnites se sont émues et ont demandé l’interdiction d’un tel projet. En Syrie en particulier, où doit avoir lieu le tournage, le ministre des Waqfs (les « Affaires religieuses » en quelque sorte), relayé par le ministre de l’Information, a fait savoir que l’autorisation ne serait pas donnée si « apparaissait le visage des deux imams ou celui de toute autre membre de la famille du Prophète [ahl al-bayt], ou encore celui des ‘califes bien dirigés’ [les quatre premiers califes] ou des personnes importantes de l’islam » (article d’Al-quds al-’arabi).
Selon al-Bouti (البوطي), prédicateur jouissant d’un grand prestige en Syrie, un tel projet vise en réalité à briser le sacrosaint tabou de la représentation des figures sacrées de l’islam. Une interprétation que pourrait bien confirmer la production récente, et très officielle, de films iraniens traitant de la vie des prophètes - Jésus mais aussi Joseph à la vie très aventureuse, Jonas et sa célèbre baleine, et même Noé au temps du Déluge, voir cet article dans Al-quds al-‘arabi…
Quant à Muhammad al-Anzi (العنزي), le producteur koweitien du feuilleton Al-Asbat, il affirme pour sa défense qu’il s’agit au contraire, par le rappel de l’histoire des premières décennies de l’islam, de désamorcer les tensions entre sunnites et chiites en mettant en valeur une période de concorde entre les différentes branches de l’islam seulement menacé par les manœuvres des tribus juives…
Il signale également que le script du feuilleton a bien été soumis aux autorités syriennes, et mentionne les fatwas d’autorités religieuses chiites (l’Iranien al-Sîstâni) mais également sunnites (le célèbre prédicateur Qardâwi en particulier). Au Liban, Muhammad Hussayn Fadlallah, très importante autorité chiite, considère qu’il est préférable d’éviter la représentation de figures saintes, mais qu’il n’y a pas d’interdit majeur (le texte coranique n’évoque pas expressément cette question).
Comme l’indique l’article d’Elaph déjà mentionné, il aurait pu ajouter qu’en Arabie saoudite les livres de religion dans les écoles autorisent de telles représentations, dans un but pédagogique. Et comme le signale Silvia Naef, dans un livre récemment paru, dans ce pays réputé pour la rigueur de sa tradition rigoureuse, le visage des souverains figure depuis longtemps sur les billets de banque.
Il est vrai que les souverains saoudiens, comme n’importe quels autres hommes politiques sans doute, sont loin d’être des saints !