Après Eden à l’Ouest et Welcome, le flux migratoire du peuple kurde vers les pays occidentaux continue d’inspirer les cinéastes. Nouveau long-métrage d’Emmanuel Finkiel, Nulle part terre promise suit lui aussi la route parcourue par un petit groupe de personnes en exil, dont un père et son jeune fils qui fuient leur pays en guerre et tentent de gagner l’Angleterre. Mais, à la différence de ses confrères, le cinéaste ne place pas ce périple au cœur de son film. Il ne représente que l’un des trois fils qui tissent son récit, assez ambitieux. Les deux autres sont également des histoires de migration : Un jeune cadre est chargé d’accompagner la livraison des machines d’une chaîne de production, délocalisée de la France vers la Hongrie ; une étudiante parcourt l’Europe et filme sur son caméscope les personnes les plus démunies, « pas des pauvres », dit-elle, « des êtres forts ».
C’est un peu le même type de construction que celle de Voyages, son premier long-métrage. Il y suivait déjà trois personnages apparemment indépendants les uns des autres, mais reliés par des thématiques communes. Avec toujours comme idée force la notion de mouvement - réel ou spirituel. Mais si Voyages explorait les blessures du passé, Nulle part terre promise s’intéresse au présent, et à une société qui laisse de plus en plus de gens sur le bord de la route, par égoïsme, par cupidité, par intolérance, … Ici, ce sont des SDF qui mendient de quoi vivre, là, des ouvriers manifestant contre la perte de leur emploi, et entre les deux des nomades prêts à braver bien des dangers pour offrir à leurs enfants une vie meilleure.
Bien sûr, le film d’Emmanuel Finkiel ne nous apprend rien que l’on ne sache déjà. En fait, il suffit de regarder les informations ou même, de mettre le nez dehors pour constater les mêmes scènes, la même détresse que celle exposée dans son film. Mais la misère est devenue tellement banale qu’elle ne fait plus vraiment réagir. On peut voir les plus démunis, mais on ne les regarde pas vraiment. On peut les entendre, mais on ne les écoute pas vraiment… Chacun se mure dans l’indifférence, pour se protéger de la dureté du monde, pour ne pas avoir à supporter la détresse des autres en plus de ses propres problèmes, déjà lourds à gérer.
Alors, le cinéaste à choisi, plutôt que faire un film à thèse de plus, plutôt que de montrer des choses que l’on est incapable de voir, de signer une œuvre sensorielle qui fait ressentir le profond malaise de la société actuelle, qui s’adresse à chacun d’entre nous, aux faibles comme aux puissants. Une œuvre qui s’appuie sur la force poétique de ses images, savamment travaillées, qui tisse des liens invisibles entre les scènes et qui, l’air de rien, aborde un nombre impressionnant de sujets de société. Une œuvre qui invite à la réflexion, à l’introspection, au voyage intérieur…
Pour ce faire, Finkiel délaisse les schémas de narration conventionnels. Pendant près de trois quarts d’heure, le film ne contient quasiment aucun dialogue. Il n’y a aucune intrigue à proprement parler. On suit le cheminement des trois groupes de personnages sans réellement comprendre quel est leur but et quelles est leur destination. Plus déstabilisant encore, les personnages sont filmés avec une certaine distance qui ne permet pas de s’y attacher et empêche toute identification du spectateur.
Ce dispositif a une double fonction. D’une part, il permet de ne pas privilégier une histoire par rapport à une autre, évitant de surcroît toute émotion « facile ». D’autre part, il invite le spectateur à réfléchir à cette distance que nous mettons avec les autres, à ces barrières invisibles qui nous permettent d’éviter tout contact direct.
Le procédé est amplifié par l’utilisation d’obstacles entre les personnages, ou entre les personnages et le spectateur. Il y a bien sûr, le viseur de la caméra de l’étudiante. Ou encore la vitre du train qui, dans une magnifique séquence finale, renvoie au personnage son propre reflet, en plus de l’image des autres, si proches et en même temps si loin. Mais aussi, des pare-brise, des vitrines, des verres de lunettes, et autres obstacles visuels. Ou des grilles et autres barrières, omniprésentes, qui symbolisent l’enfermement, la triste condition des hommes, quelle que soit leur origine, quelle que soit leur destination.
Les migrants kurdes sont fascinés par les lumineuses enseignes publicitaires qui jalonnent le bord de nos routes, et qu’ils voient à travers la minuscule ouverture du camion qui les emmène jusqu’à Calais. Pour eux, il ne fait pas de doute que la France ou l’Angleterre représentent une sorte d’Eden. Mais ils ne remarquent pas le marasme économique qui frappe les sociétés occidentales. Les entreprises ferment, et le matériel est délocalisé en Europe de l’est, où on peut trouver de la main d’œuvre moins chère. Les camions transportant les machines arborent ici un logo en forme de soleil, manière ironique de dire que l’employeur plonge des centaines de personnes dans la grisaille et que d’épais nuages noirs, comme la misère environnante, planent au-dessus de leur tête…
Partout la même morosité, la même crainte vis-à-vis de l’avenir…
Partout la même inhospitalité. A l’ouest, la police des frontières veille à ce que les clandestins ne passent pas la frontière. A l’est, des touristes ou businessmen de passage se font dépouiller de leur argent ou de leurs objets de valeur par des miséreux, qui n’ont d’autre option pour survivre que le vol à la tire ou la prostitution.
Partout le même vide affectif. Le jeune cadre, toujours sur les routes, ressent une profonde solitude, similaire à celle éprouvée par l’étudiante, en pleine désillusion sentimentale.
Partout la même détresse, le même sentiment d’oppression.
Et nulle part, la terre promise…
Chaque plan, chaque scène, illustre la façon dont la société, de plus en plus inhumaine, pèse sur nos vies. Le cinéaste filme des lieux froids, sans âme, des entrepôts déserts, des centres commerciaux, des aires d’autoroute, des halls de gare, des longs couloirs d’hôtel… Ses personnages semblent minuscules devant ces bâtiments immenses, ces villes grouillantes de monde. La bande-son, saturée des bruits agressifs du quotidien – bruits de circulation, de foule, d’usines – participe activement à la mise en place d’une ambiance asphyxiante.
Mieux vaut ne pas être en pleine dépression pour voir ce film gris et triste, car dans cet univers sinistre, les moments de grâce sont rares. Mais cela renforce leur intensité, comme cette rencontre magnifique entre l’étudiante et un SDF, dans un train.
Nulle part terre promise n’est pas un film moraliste, et encore moins un film politique. Juste le regard lucide et désabusé d’un grand cinéaste sur l’état de notre monde. Une expérience sensorielle d’une beauté formelle à couper le souffle, qui nous fait ressentir et réfléchir. Evidemment, les spectateurs qui, dès le début, n’adhéreront pas au film et à sa construction hors normes risquent de trouver le temps long. Il faut accepter de se laisser porter par les images et leur force poétique pour apprécier ce chef d’œuvre qui, à n’en pas douter, fera partie des sommets cinématographiques de cette année 2009.
Note :