( Voici un texte que j'ai hésité à publier. Ecrit depuis plusieurs semaines, je le triture, je le tricote, je le détricote et je pense que je n'ai
pas fini mon petit chandail. Donc, il risque de disparaître définitivement ou de revenir sur une nouvelle version, qui vivra verra. Mais vu "l'actualité" du moment, j'ai quand même pris le parti
de le poster...
Joyeuses Pâques !)
Bureau des Médiations
2009
Sur la porte en bois cérusé, une plaque cuivrée est fixée à l'aide de quatre clous à tête bombée.
C'est joli et c'est rassurant : couleur chaude et lettres délicatement gravées, pas une once d'agressivité.
Il ne manque plus qu'un paillasson « bienvenue, chers amis » pour compléter ce tableau lénifiant.
On se croirait chez le docteur, le psychiatre ou même le chirurgien-dentiste.
Mais ici, pas de « aviez-vous plus ou moins 37.2 ce matin ? », pas de « ne vous coupez pas l'oreille et allongez-vous sur le divan » ou de « mais ouvrez la bouche, bon sang !! ».
Ici, c'est le règne de la négociation, de la diplomatie et du détricotage de tension, l'endroit où on désamorce les bombes et d'où l'on ressort en se gratifiant de grandes claques dans le dos ou en se serrant poliment la main.
Bureau des Médiations.
Entrez sans frapper !
3 mots pour déjouer les conflits, 3 autres pour désarmer.
Clair, net et concis, ce n'est pas le Bureau de la Littérature.
Pour les cheveux dans le vent et les déclamations de vers au-dessus de l'océan en furie, veuillez frapper à la porte d'à côté.
Monsieur le Médiateur n'a d'ailleurs rien d'un plaisantin.
Il n'est qu'oreilles qui écoutent doctement les récriminations, doigts qui se croisent sur le bureau en verre teinté, regard qui intime le calme ou le silence, sourcils qui se froncent devant le récalcitrant ou l'empêcheur de négocier en rond.
Ici, même Attila ou Gengis Kahn seraient dans leurs petits souliers.
Aujourd'hui pourtant, Monsieur le Médiateur est un peu irrité.
Il ne sait pas bien pourquoi d'ailleurs sauf qu'il s'est mal réveillé. Ce matin, tous les oiseaux de mauvais augures étaient perchés sur le rebord de son lit et le fixaient, même l'œil au plafond était de la partie et se gaussait.
En jetant un regard dans sa salle d'attente, il scrute les patients du jour mais il ne peut réprimer un mouvement de surprise et même de contrariété.
L'endroit est étonnamment vide, juste 2 pauvres chaises sont occupées.
Deux hommes se font face, chacun d'un côté de la chétive table basse, qui se camoufle comme elle peu sous Pèlerin Magazine, La Croix, Femme Actuelle et VSD, tous évadés d'une époque indéfinissable.
L'atmosphère est à débiter à la tronçonneuse, l'air glacial appelle un réchauffage au chalumeau : du pain béni pour Monsieur le Médiateur qui goûte plus que tout les cas difficiles.
Mais à y regarder de plus près, les deux hommes à rabibocher ne lui sont pas inconnus.
Ah oui, celui de gauche, le blond palot, est courtier en assurances diverses et variées pour le compte d'INRI-Assur' : vie, mort, couleur du ciel, résultats de pronostics sportifs... tout ce qui peut faire l'objet d'un contrat en bonne et due forme et surtout en lignes microscopiques lui est familier.
L'autre, le brun avec une barbichette bien taillée lui dit vaguement quelque chose malgré le teint livide et l'air du type désabusé qu'il arbore sur son visage émacié.
- Entrez, messieurs, je vous en prie!
Monsieur le Médiateur ouvre grand la porte de son bureau et s'efface devant ces impatients qui galopent dans la pièce, pressés de requérir son arbitrage bienveillant.
Les trois hommes prennent place en silence, ils s'observent, attendant le démarrage des hostilités.
- Messieurs, vous avez décidé de faire appel à moi en tant que médiateur, pour résoudre le différend qui vous divise...
- Moi, je n'ai rien demandé, c'est juste que je refuse de céder comme ça, je perds tout dans l'histoire ! s'écrie le brun livide.
- Voilà, il recommence ! renchérit le blond palot.
- Ah vous, ça va ! Vous m'avez bien eu avec votre contrat à deux balles !
- Mon contrat à deux balles ? Vous y allez fort ! Vous étiez d'accord sur les clauses et maintenant qu'il faut les respecter, vous refusez d'entendre raison. Ma compagnie vous a assuré sur l'obtention d'une gloire universelle, vous ne croyez quand même pas que c'est gratuit ? Je suis là pour que Monsieur le Médiateur me donne raison et vous oblige à honorer votre part du contrat. Point à la ligne !
- Vous pouvez toujours rêver, rapace ! « Gloire universelle », mon œil ! Je suis tout juste reconnu dans mon bled et vous appelez cela « gloire universelle » ? Alors vous n'aurez rien de moi, nada, que dalle !
Monsieur le Médiateur soupire et lève ses mains en signe d'apaisement pour contraindre les deux belligérants à se calmer.
- Si je comprends bien, vous avez tous deux signés un contrat avec des clauses à respecter de part et d'autre. Vous, Monsieur, vous avez choisi de garantir la gloire universelle à laquelle vous aspirez auprès de la compagnie INRI-Assur' que représente ce monsieur ici présent ?
Et vous, Monsieur, vous considérez la gloire universelle de votre client comme acquise et vous réclamez qu'il remplisse sa part du contrat ?
Les deux hommes échangent un regard soupçonneux.
Dans la bouche de Monsieur le Médiateur, le cas semble si simple à régler que cela en devient presque suspect.
- Monsieur le Médiateur, tout ce que je veux, c'est que ce type me donne ce qu'il me doit de par la signature de son contrat!
Monsieur le Médiateur se tourne vers l'homme brun et avançant légèrement son buste vers lui, il lui demande :
- Quel âge avez-vous ?
- J'aurai 34 ans dans quelque temps ...
- Bon, nous pouvons donc considérer que vous êtes majeur et vacciné, sain de corps et d'esprit, du moins je l'espère pour vous. C'est donc en connaissance de cause que vous avez apposé votre signature au bas du contrat qui vous lie à ...
- Il a même inscrit de sa main « lu et approuvé » Monsieur le Médiateur !
- Laissez-moi finir, vous! Donc, maintenant que vous êtes connu et reconnu, vous devez logiquement songer à régler votre du.
L'homme brun fixe Monsieur le Médiateur, les yeux exorbités, il est visiblement prêt à s'étouffer dans sa colère vénale.
Son teint livide vire au cramoisi et ses traits se contractent sous une forte émotion.
- J'ai le bras long, vous savez, je connais du monde haut placé ! tonne-t-il sous le regard jubilatoire du blond qui n'est soudainement plus aussi palot qu'à son arrivée.
C'est alors que le médiateur se fige, interdit.
« Ça y est, je le remets ... Je sais qui il est ... C'est fou ce qu'il a changé !» songe-t'il décontenancé.
Les choses se compliquent, il faut prendre la bonne décision sans risquer la faute professionnelle ou, pire, la faute diplomatique. Il s'adresse au blond qui tente de réprimer un petit rire de victoire.
- Monsieur, rappelez-moi la teneur du contrat, surtout la clause que votre client doit honorer?
- «En cas d'obtention de la gloire universelle, le client s'engage à restituer définitivement l'âme qui lui a été confié», c'est écrit rouge
sur blanc.
Monsieur le Médiateur se gratte l'aile du nez, se caresse le menton. Il lève les yeux au ciel, à la recherche d'une solution qui ne peut pourtant pas s'inscrire sur la peinture blanche du plafond.
Son regard se pose de nouveau sur les deux hommes qu'il jauge, juge et soupèse comme des porcelets de foire : « Devinez son poids et emportez le goret» sauf que là, le prix est la paix et une réputation à conserver !
Entre un courtier en assurances et un pistonné fils à papa, comment se comporter ?
Il ouvre le tiroir gauche de son bureau, fouille un instant et en sort une liasse de papier. Il tend un formulaire au brun renfrogné et lui confiant son stylo, il lui annonce :
- Tenez, complétez les pointillés sur ce formulaire avec votre nom. La partie A vous revient, la partie B reste en ma possession. Dépêchez-vous et rendez vous sans trainer au bureau des
ressuscités temporaires, ce n'est pas encore fermé à cette heure-ci.
L'homme s'exécute en hâte et quitte le bureau non sans avoir remercié longuement Monsieur le Médiateur.
- Mais... mais...Monsieur le Médiateur, puisque je vous dis qu'il refuse de rendre définitivement l'âme que j'étais venue chercher ! C'est injuste, c'est impossible ! Je ne peux pas travailler dans ces conditions, j'abandonne, je rends tout : l'auréole, les ailes et l'éternité !
- Allons, mon bon Monsieur, calmez-vous ! Que voulez-vous que je fasse, c'est le fils du patron !
Monsieur le Médiateur se dirige vers l'armoire contenant les dossiers suspendus des affaires réglées. Il classe la partie B du formulaire dans le dossier « Messie », sous- chemise « J. ».
Au plafond, une inscription se trace lentement : « Bravo, vous avez mérité une nouvelle promotion... ».