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"La Reine des lectrices" Alan Bennett. Roman. Editions Denoël, 2009.
Traduit de l'anglais par Pierre Ménard.
Une des nombreuses vertus de la littérature en général (et de certains romans en particulier) est, on le sait, l'influence que celle-ci peut avoir sur notre destinée.
Découvrir la littérature, c'est ouvrir son esprit à d'autres mondes, d'autres modes de pensée, d'autres conceptions de l'existence et de la condition humaine. C'est aussi s'oublier soi-même dans d'autres destins, d'autres histoires et faire l'expérience de sentiments, de sensations et d'évènements que notre existence, bornée dans le temps et dans l'espace, ne pourrait appréhender à elle seule.
Ouvrir un livre, c'est échanger le monde qui nous entoure contre un autre, réel ou imaginaire, dans lequel nous allons vivre pendant quelques jours ou quelques heures en laissant de côté les contingences du réel. Un lecteur, profondément plongé dans l'ouvrage qu'il tient entre ses mains n'est plus lui-même, le contexte dans lequel il vit n'existe plus et ses préoccupations quotidiennes perdent de leur intensité pour passer à l'arrière-plan.
Pour le lecteur lambda que je suis, il n'est pas difficile de se déconnecter des exigences de la vie réelle, étant donné que mes responsabilités sociales et politiques sur l'échiquier mondial frôlent le zéro absolu. Mais qu'en est-il des grands de ce monde ? Et qu'arriverait-il si l'un ou l'une d'entre eux décidait de laisser de côté ses prérogatives pour consacrer son temps à lire ?
C'est ce qu' a imaginé Alan Bennett dans son roman « La Reine des lectrices », ouvrage dans lequel il met en scène la reine d'Angleterre Elizabeth II atteinte subitement, et par le plus grand des hasards, d'une fièvre compulsive de lecture.
C'est en effet dans une arrière-cour du palais que la reine, à la recherche de ses chiens, découvre la présence du bibliobus municipal. Elle va être amenée à engager la conversation avec le chauffeur ainsi qu'avec un jeune employé des cuisines du palais, Norman, qui fréquente assidument cette bibliothèque ambulante. Par courtoisie, elle emprunte un roman au hasard et décide d'en entreprendre la lecture.
Le premier essai ne s'étant pas avéré concluant, elle emprunte la semaine suivante un roman de Nancy Mitford. Cette fois-ci, l'essai est réussi et la reine se prend de passion pour cette activité apparemment si inoffensive qu'est la lecture.
Conseillée par le jeune Norman qu'elle a sorti des cuisines pour en faire son conseiller personnel en matière de littérature, la reine va se plonger avec passion dans l'exercice de la lecture.
Cette innocente occupation ne va pourtant pas faire que des heureux dans l'entourage royal. On s'interroge d'abord sur cette curieuse manie, puis on en vient rapidement à désapprouver celle-ci. Son secrétaire particulier, sir Kevin Scatchard voit d'un très mauvais œil cette nouvelle occupation qui, lui semble-t-il, détourne la reine de ses devoirs : inaugurations de bâtiments publics, sommets diplomatiques et séances du Parlement.
Il est vrai que, depuis que la reine a contracté cette étonnante manie de lire partout et à toute heure, son comportement semble avoir changé. C'est avec beaucoup moins d'entrain qu'elle obéit aux exigences de son emploi du temps, profitant du moindre moment de liberté pour s'isoler dans ses appartements pour se plonger dans sa lecture du moment.
La famille royale s'inquiète elle aussi. On murmure, on s'inquiète de sa santé mentale, on parle à mots couverts de sénilité. Pire encore, lorsque la reine s'entretient avec ses sujets, que ce soit lors d'une visite ou d'une inauguration, elle ne cesse de demander à ceux-ci, fort embarrassés de répondre, quelle est leur lecture du moment. Elle en vient même à demander, lors d'un repas officiel, au président de la république française son avis sur la personnalité de Jean Genet. Connaissant le peu d'attrait, voire le mépris affiché pour la littérature qu'éprouve notre actuel président, on ne peut que s'esclaffer devant son trouble et son manque de répartie face à une question de cet ordre.
Peu à peu cependant, le rythme de lecture de la reine va s'amenuiser, ce qui va rassurer son entourage, convaincu que cet épisode n'était qu'une brève lubie, et que Sa Majesté, ayant pesé le pour et le contre, a décidé de lâcher cette cette activité marginale au profit de ses devoirs de souveraine qu'elle avait quelques temps sembler délaisser.
Tout le monde semble respirer, la reine va enfin cesser de lire dans les endroits les plus incongrus, de négliger ses devoirs et de questionner tout un chacun sur ses goûts littéraires. Mais si la lecture semble n'être plus au goût de la reine, c'est parce qu'en elle s'est levée une autre passion qui, elle, risque fort d'avoir des conséquences incalculables sur l'histoire de la couronne britannique...
Au travers de cette comédie au ton léger, Alan Bennett nous fait part d'une réflexion sur le pouvoir de la littérature, sur l'emprise que celle-ci peut avoir sur chacun d'entre nous mais aussi et surtout sur la dévalorisation de la culture livresque dans nos sociétés contemporaines qui accordent beaucoup plus d'importance à des objectifs plus triviaux et matérialistes. La littérature ne fait pas bon ménage avec le pouvoir, elle détourne l'esprit du lecteur vers un monde fictionnel bien peu en accord avec les exigences du quotidien. Au même titre que la méditation, elle détache le lecteur des contingences du monde réel en relativisant l' importance de celui-ci. Pratique solitaire, la lecture isole de ses contemporains celui qui s'y adonne et fait du lecteur un être à part, physiquement présent, mais déconnecté de ses semblables pendant que dure l'exercice de celle-ci.
Considérée aujourd'hui comme un passe-temps à l'usage des oisifs, loin d'être une activité reconnue comme sérieuse, car non-productive de richesses tangibles, la lecture a perdu chez nombre de nos contemporains l'aura de vénérabilité, de respect et d'admiration dont elle bénéficiait jadis. Dans ce monde d'aujourd'hui où tout doit aller très vite, où toute activité implique un quelconque profit, il n'est pas étonnant que le fait de lire soit considéré comme un acte superflu, sans intérêt et vaguement marginal, voire rétrograde.
C'est peut-être parce qu'elle est si dénigrée de nos jours que la littérature reste aujourd'hui l'un des derniers espaces de liberté qui nous est accordé. Quel programme informatique, quelle caméra de surveillance est à même de percer à jour ce qui traverse l'esprit d'un lecteur plongé dans ces étranges parallélépipèdes de papier protégés d'une couverture cartonnée ?