Comme le rugbyman courant à l’essai, quintal musculeux qui, lancé à pleine vitesse, doit savoir panacher sa force de ruse et de souplesse pour parvenir à son but, je dois fréquemment mobiliser un grand nombre de mes capacités pour cheminer dans la capitale sans être arrêté par un vilain crampon.
Je crois cette répugnance bien commune : il est généralement très déplaisant que l’on vienne, sans respect des usages, vous arracher à l’anonymat si agréable de nos grandes cités.
Le grand sociologue Erving Goffmann – que l'éternel pave son chemin de pétales de roses – remarquait que « la non observance de certains rituels suffit à faire naître le sentiment du danger par la rupture qu'ils établissent dans l'ensemble des obligations sociales »
Les plus pénibles de ces sans-gêne ne font pas dans ce qui, dans un bel exercice de démagogie que ne parvint pas à freiner un peu de compassion, fut dans une loi qualifié de mendicité agressive.
De même, je peux à peu près tolérer ces jeunes idéalistes armés d’une épaisse morgue de bonne conscience et qui vous renvoient souvent sans cesser de sourire à votre égoïsme petit bourgeois si vous ne prenez pas la peine de délester votre bourse en faveur de carabins sans frontières ou d’internationaux amnestieurs.
Non, en fait ceux qui me terrifient le plus, ceux qui me font, non seulement changer de trottoir mais peuvent me pousser vers d’interminables détours ce sont les Larouchistes.
Encore heureux qu’ils soient aisés à repérer ce petit groupe de fâcheux avec leur stand improvisé : une vielle planche que tiennent bancale deux tréteaux, quelques gros slogans griffonnés au marqueur et un bon paquet de leur périodique toujours à portée de main ils se font un devoir d’arrêter le chaland afin de lui expliquer le monde comme il ne va pas.
Mais il ya tout de même quelque chose d’intéressant – ou déprimant, selon - chez ces lascars lorsqu’on les observe, à bonne distance - celle d’une très longue cuillère - c’est l’évolution de leurs discours.
Ou bien plutôt le rapport de ce dernier avec le tout-venant de la contestation.
Qu’on en juge : l’indispensable soutien à la destruction d’Israël au peuple palestinien, la guerre capital/travail, la montée des inégalités, l’impérialisme américain comme source de tous les méfaits…
Toutes ces évidences qui n’en sont pas tant que ça.
Je ne sais pas qui a fait le plus de pas en direction de l’autre mais il est tout de même assez piquant de constater qu’une part des propos tenus par une bande d’hurluberlus qu’on dit qui plus est sectaires – une part seulement, lire avec un peu d’attention la prose qu’ils mettent le moins en avant permet de se rassurer, un peu - ne se différencie parfois plus que cosmétiquement de ce que des plumes en principe plus savantes peuvent écrire dans nos très respectables quotidiens.
J’exagère ?
Certainement.
Un peu.
Mais, récemment, une petite anecdote, bien qu’elle ne prouve évidemment rien, m’a semblé s’inscrire dans cette grandissante perméabilité des barrières séparant les différents contestataires de l’ordre existant.
A quelques mètres d’un stand des casse-pieds susnommés, bien planqué derrière un grand livre ouvert et une cravate réactionnaire, j’écoutais l’un d’eux se lancer dans un vibrant hommage à Trotski, comme l’incarnation de l’idéal révolutionnaire trahi par le moustachu géorgien.
J’ai souri – discrètement bien sûr, je ne voulais pas les attirer – car il me semble avoir lu sur le site de sa boutique quelques attaques extrêmement violentes contre l’homme au pic à glace.
Après tout on n’a pas de raison d’être trop tendre avec le concurrent de la boutique d’en face, mais, soit que la discipline se soit relâchée chez les disciples (sic) de Lyndon Larouche, soit que ce jeune homme approuve jusqu’aux premières années de son maître, rien n’interdit de penser qu’il y ait prise de conscience chez ces hommes en colère que chez un concurrent on vend après tout grosso modo la même came.
Dans un texte de 1979 – texte qu’on retrouve dans le recueil Le Temps présent - Claude Lefort eut cette très juste analyse à propos de ceux qu’il avait quittés : « Le parti trotskiste se réclamait d’un héros fondateur, Trotski, héros à la fois mort et immortel, et plus généralement d’une dynastie ; l’immortalité était attachée à la couronne sous laquelle avaient régné Marx, Engels, Lénine, Trotski. Et la couronne garantissait l’immortalité du corps des révolutionnaires. Staline figurait en revanche l’usurpateur que le corps des révolutionnaires expulserait. »
Vu ainsi, le Trotskisme n’est pas sans lien avec ceux qui suivirent Ali, le Coran vivant, plutôt que l’islam dévoyé – le devenir entrisme de la taquiya des ahl ach-ch’â en somme (théologique ?) - ou encore, car je m’autorise les grands écarts, avec l’opiniâtreté avec laquelle Mordillat et Prieur tentent de démontrer la trahison de Jésus par les siens.
On retrouve au fond toujours ce même purisme, cette croyance en un idéal perverti, qu’on pourrait qualifier, en bâclant un peu la besogne de l’analyse fine, d’une mystique du bien corrompu, une manière, de préférer le Bien aux hommes comme je l’ai lu récemment.