Quelques mois après la fin de la campagne de Barack Obama, et alors qu’émerge actuellement un débat au sein de certains partis politiques sur les nouvelles formes de militantisme, nous avons rencontré Benoît Thieulin, cofondateur de la Netscouade et qui a pris part aux travaux récemment menés par Terra Nova sur les enseignements de la campagne présidentielle américaine.
Délits d’Opinion : Vous avez participé à la rédaction d’un rapport du think tank Terra Nova sur la campagne électorale de Barack Obama. Quelles sont, selon vous, les plus grandes réussites de cette campagne ?
Benoît Thieulin : La campagne d’Obama a sans aucun doute une vocation pédagogique pour les politiques du monde entier. Le premier enseignement est la transformation de l’usage d’Internet. D’un simple support de communication, il s’est mué en un formidable outil de mobilisation et d’organisation pour les équipes de volontaires, dont la véritable épine dorsale était le site mybarackobama.com.
Pour autant, si cette campagne s’est organisée en ligne, cela ne signifie pas que tout s’est passé en ligne, bien au contraire. Le web n’a jamais eu la prétention de remplacer la réalité, mais de jouer sur la complémentarité. L’internaute gère donc des activités qui ont un pied dans le monde numérique et un autre dans le monde réel. Ainsi, lors de la mise en place de Désirs d’Avenir, les militants ont réussi à changer de dimension le jour où ils ont commencé à utiliser Internet pour organiser des réunions, des cafés politiques ou d’autres activités militantes.
Une autre réussite de la campagne d’Obama est d’avoir pris en compte le rôle du bouche-à-oreille, du viral, dans une société où la recommandation est l’élément de persuasion le plus efficace. Si ce modèle avait déjà largement été utilisé dans le cadre de campagnes locales, Obama a réussi à le généraliser à l’échelle d’un pays et à utiliser des millions de personnes pour quadriller le territoire.
Délits d’Opinion : Le rapport de Terra Nova explique également que la campagne d’Obama s’est faite plus sur une cause que sur une personnalité. Peut-on parler pour la campagne d’Obama de militantisme de charité ?
Benoît Thieulin : En partie seulement. Si l’on ne peut nier l’engouement populaire qu’il y a eu autour de la candidature d’Obama, parler de cause peut donner l’impression qu’il ne s’agissait que de communication. Ce serait donc oublier le travail de réflexion profond qui a été entrepris, notamment grâce à l’utilisation des corps intermédiaires, comme les associations, pour élaborer une programme très ambitieux sur la santé, la diplomatie, le rapport aux lobbies.
Il faut également insister sur l’extraordinaire cohérence entre la personnalité d’Obama, sa façon d’organiser sa campagne et son programme. Dans les différents livres qu’il a écrits avant cette campagne, son attachement pour la transparence s’exprime fortement à travers des récits parfois très personnels et authentiques. Cela s’est exprimé dans la campagne à travers la volonté notamment de partager la stratégie de campagne aux électeurs.
Délits d’Opinion : Ce type d’organisation qui délègue le pouvoir en faisant très largement confiance aux militants de base est-il importable en France ?
Benoît Thieulin : Il faut d’abord noter que, si de réels changements ont déjà eu lieu, les partis doivent changer plus profondément encore leurs modes de fonctionnement. La campagne d’Obama a montré le désir des militants d’être impliqués fortement et les possibilités que cela offre pour une élection. Chacun peut choisir ce qu’il peut faire (passer des coups de téléphone, faire du porte-à-porte…) et c’est la campagne qui s’adapte aux militants.
Délits d’Opinion : Et justement, comment intégrer dans une campagne des militants aux profils très variés ?
Benoît Thieulin : L’un des principes-clés est d’offrir un dispositif à la carte aux militants. Chacun peut militer où il le souhaite, de la façon qu’il souhaite, et en fonction de ses disponibilités. Ce modèle organisationnel permet un gain qualitatif dans le niveau des militants. Car des citoyens occupés, occupant des postes à responsabilité peuvent prendre une place dans ce système flexible et sur-mesure.
Lors de la campagne des primaires du Parti Socialiste qui a précédé l’élection présidentielle de 2007, les fameux « militants à 20 euros » ont adhéré pour suivre le débat de près. Malheureusement, le système n’a pas su s’adapter à leurs envies, et ils sont repartis assez rapidement. Ces militants ont été en effet dirigés vers les réunions de sections, très tournées vers le militantisme local, et qui ne peuvent séduire tout le monde. Les spécialistes de certaines questions ont été déçus par des débats très généralistes. Globalement, les partis politiques ont des difficultés à offrir aux experts des activités suffisamment techniques pour les satisfaire.
Délits d’Opinion : La campagne d’Obama peut-elle avoir une application pour les entreprises ?
Benoît Thieulin : Le succès d’Obama est d’avoir su agréger différentes pratiques déjà répandues sur Internet, notamment par des entreprises, et de les appliquer au fonctionnement d’un parti politique, en le poussant à un niveau de professionnalisme et de cohérence impressionnant.
L’enseignement majeur pour les entreprises réside dans l’appropriation de la campagne par les militants. Chaque américain a pu réaliser sa propre création à partir des éléments d’identité visuelle d’Obama, et on a vu se multiplier les stickers, les graphismes, les affiches, et même l’utilisation en propre de l’image d’Obama comme « Obama pour les gays » ou « Obama pour l’Arizona »… Et cela a eu pour avantage de puiser dans la créativité de milliers de personnes, mais également de pousser chacun à diffuser du « Obama » en transmettant autour de lui ses propres créations. Mais cela nécessite pour Obama et son équipe, d’accepter de ne plus diffuser eux-mêmes les messages et donc ne plus en avoir la totale maîtrise.
Dans un mouvement similaire, alors qu’elles dépensaient il y a quelques années des sommes très importantes en contentieux juridiques pour des utilisations inappropriées de leur logo ou de leur marque, les entreprises poussent actuellement leurs consommateurs à s’approprier leur image, comme Obama a su le faire en laissant ses électeurs s’approprier son logo ou ses affiches.
Pour une marque, Internet est le lieu idéal pour rassembler une communauté de « fans », cette infime partie des clients qui l’adorent et la consomment beaucoup. Et dans cette communauté, vont émerger des ambassadeurs, des testeurs, mais aussi des vigies, qui « serviront » la marque et sa communication.
Il existe un risque indéniables que ces consommateurs, ces fans par nature exigeants, expriment aussi leur point de vue en cas de mécontentement. Mais c’est le risque à prendre lorsque l’on partage le pouvoir, qu’il s’agisse des marques ou du champ politique.
Propos recueillis par Matthieu Chaigne et Mayeul l’Huillier