« Sans l’impérialisme du concept, la musique aurait tenu lieu de philosophie ; c’eût été le paradis de l’évidence inexprimable, une épidémie d’extases ». Cioran.
Concept, concipere, recevoir. Récipient mental. Fondé sur une volonté de connaissance, il procède de la raison. Le monde abstrait du monde, sassé aux normes du concept, disséqué, rangé. La raison en guerre contre les marges du monde, battant le rappel contre leurs ruelles pagayeuses.
La musique vibre hors de tout mot. Pure empathie, elle dore en moi une disposition fusionnelle, parfume ma porosité au monde, entre chez moi comme dans un moulin, ébroue mon identité, me familiarise à ce qui échappe. L’homme, animal doué de raison. L’homme poétique, doué de rythme, devenant musique au fur et à mesure que la raison émerge. La raison entend incliner le monde. La raison musicienne, vassale du rythme. La musique élabore le temps de ma conscience, elle est le mouvement de ma conscience happant au passage le temps confesseur. École de mon temps intérieur, elle forme enclave autour de ma conscience à l’intérieur du temps, qu’elle façonne en flambeau au fur et à mesure qu’il décroît. − au point qu’il suscite en sa pointe extrême l’hallucination sonore de Dieu (Cioran). Le seul soin du musicien en moi, locataire du temps : la cohabitation harmonieuse.
L’homme de Pascal, « fabriqué pour l’infini ». Le musicien, fabriqué pour la résonance, taillé pour l’écho, le meilleur homme qui soit. Pur instrument, il ne se peut appartenir qu’en se dépossédant. Enclin à toutes les épidémies d’extase, − il ignore les vaccins de la raison − son art au mieux rend au temps une braise, après que le temps l’a consumé.
De tous les langages, la musique est le plus métaphysique : tous les reflets, toutes les couleurs dont rêve le temps, telle est sa palette. La musique habille les formes du temps depuis l’aube du monde. Elle est l’histoire de l’homme percuté par le temps. Chaque jour qui passe l’aide à dépasser ce carambolage.
D’où vient que les chefs-d’œuvre sonores de tous les temps m’atteignent toujours à l’intime, ici et maintenant, inépuisablement : leçons de ma fibre intime, le temps pur, dont je suis façonné comme l’enfant qui vient de naître.
Thierry Martin-Scherrer, l’Exil musical, éd. Belles Lettres, coll. Encre Marine, 2009, p. 127
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Quelque autre en vous parfois croit honorer l’appel du monde, qui creuse en vous une forme de monde à quoi un je en expansion veut apporter sa pierre, vous réunir à la tangence de ce qui vous échappe, parmi des miettes de silence. Et tenir bon. Parfois vous point l’intuition au cordeau d’un double congé, signifié à la fois par le poème et par le monde. Porte close que double un capiton lucide : où fuir ? où habiter ? Dans un indémêlable tassement de choses et de mots, le désemparement des mains de l’esprit.
Thierry Martin-Scherrer, Le Monde est demandeur d’asile, Lettres Vives, 2003, p. 72
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On rôde ici autour du mystère d’une poésie identifiée à son seul rythme, dont l’orientation accomplit déjà le sens qui vient. Grondement rythmé, elle creuse le lit des signes figés de la langue admise, qu’elle roule à la manière de fossiles – porteurs de reflets encore invisités pour accomplir leur source unique : le silence en l’homme, d’où ils proviennent et où ils retournent. Son accomplissement gronde d’autant plus qu’il est plus éloigné de son origine, dont le ressassement lui tient lieu d’unique aliment…
− Au point qu’on peut se demander si l’essence du poème ne résiderait pas dans cette seule vertu de ressassement : quand il arrive à terme, le torrent cesse d’être le torrent. Admettez le paradoxe ; au lieu même de sa réception, enfin reconnu, il cesse d’être lui, instantanément : comme si son accueil une fois assuré le privait brusquement d’une raison d’être dont la seule hypothèse – le grondement – justifiait sa course.
− Le torrent créateur ne peut gronder que d’une hypothèse ; poème projet que dissout le poème objet. Songez sur ce sujet de l’impossible estuaire du poème à ce qu’en ont écrit, pour ne citer qu’eux, un Valéry ou un Juarroz ; sans oublier tous ceux que j’ignore.
Thierry Martin-Scherrer, Crayons pour un poème, Dumerchez, 2002, p. 130.
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Porteur déjà de l’huile future, le colza troue la montagne
Dorure à la feuille
baiser de javel
tout lui est bon pour afficher, au pied de la colline,
sa vocation
pour la loupe de l’astre
Trouée jusqu’à l’os
sa brûlure à vif
allume un champ indélébile
Thierry Martin-Scherrer, La Fenêtre immobile, Lettres vives, 1996,
p. 73