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Le capitalisme de Joseph Schumpeter / par Alain Sueur

Publié le 09 avril 2009 par Alains

Économiste autrichien né en 1883 et décédé en 1950, Joseph Aloïs Schumpeter est de cette génération pour qui l’économie ne va pas sans l’histoire ni sans la sociologie. Comme Keynes, son contemporain, il sera littéraire, cosmopolite et praticien. Cela afin d’embrasser au mieux la pâte humaine dont sont faits les échanges, la production et la confiance. Mais si Keynes est le représentant du capitalisme anglo-saxon, axé sur la monnaie et la régulation, Schumpeter représente le capitalisme rhénan, fondé sur l’entrepreneur et l’ingénieur, l’aventure et le travail bien fait. Né dans l’actuelle Tchéquie, Schumpeter étudie puis enseigne à Vienne, séjourne à Londres, devient professeur à Columbia (New York) avant Harvard à partir de 1932. Il sera aussi brièvement Ministre des finances et Président de banque. Il n’est donc pas théoricien de l’abstrait mais élabore sa théorie du capitalisme dans le concret des choses et des hommes.

Schumpeter
Son œuvre comporte des livres et des disciples. ‘Business cycles’ sera un apport majeur aux grands mouvements historiques de l’économie, ‘Capitalisme, socialisme et démocratie’ une tentative très ‘après-guerre’ de faire du marxisme sans Marx et de voir dans la bureaucratisation la fin de l’aventure, vers un socialisme-providence où un Plan à la soviétique se marierait avec la liberté anglo-saxonne.‘Histoire de l’analyse économique’ vise à clarifier les outils théoriques. Mais la postérité de Schumpeter sera surtout composée de disciples : James Tobin, Paul Samuelson, Vassili Leontief, John Kenneth Galbraith seront, parmi d’autres, ses élèves.

Schumpeter montre que le capitalisme est une technique de production motivée par une aventure. Ce mariage (bien loin des technocrates de son temps) fait de l’économie non pas une comptabilité chargée d’administrer les biens rares et de répartir la pénurie, mais bel et bien une dynamique à replacer dans l’histoire et dans les sociétés. La monnaie n’est que le voile qui masque la nature des échanges : celle-ci est réelle. La valeur des produits ne se résume pas à leur coût de production + la rente du profit. Cette vision statique du système marxiste fait l’objet d’une revendication ‘morale’ pour le partage du profit. Ce serait légitime si… l’économie était un système fermé, enclos dans un Etat aux frontières étanches. Tel est bien le vieux rêve caché des revendications d’aujourd’hui. Mais telle n’est pas la réalité. L’économie est un système ouvert et dynamique, pas l’administration d’un lieu clos.

C’est l’innovation qui fait évoluer l’économie. Une innovation n’est pas forcément une découverte scientifique : l’inventeur découvre, l’innovateur met en œuvre – et l’on peut innover avec l’ancien (les Japonais s’en sont fait les spécialistes dans les années 60). Des biens nouveaux peuvent être créés, mais aussi des méthodes de production neuves mises en oeuvre, des débouchés inédits découverts, la source de matières premières ou de produits semi-ouvrés, une organisation différente – voilà qui stimule la concurrence. Innover crée de nouveaux besoins, secoue les routines des producteurs, permet un monopole temporaire (donc un profit provisoire), rend plus mobiles travail et capital, les orientant vers le progrès, des activités anciennes vers les nouvelles. L’innovation ne va donc pas sans destruction créatrice et il est vain de tenter de résister. Il n’y a plus d’allumeurs de réverbères ni de chaisières, on ne construit plus de locomotive à vapeur ni de moulin à vent, il y a en 2009 beaucoup moins de traders qu’en 2007. Autant accompagner les nouvelles technologies, les nouvelles façons de travailler plus efficacement et la création de nouvelles entreprises.

A l’origine de l’innovation est l’entrepreneur. Un chef d’entreprise qui n’innove pas n’est qu’un administrateur qui exploite le connu. Nul besoin d’être propriétaire du capital pour être entrepreneur, il suffit de convaincre les actionnaires. L’important est de prendre le risque de briser la routine et d’avoir le charisme d’entraîner son équipe à sa suite. Le capitaliste schumpétérien a ce côté allemand du chef de bande, bien loin du manageur démocrate à la Keynes. A la suite de Max Weber, Schumpeter rend compte de la mentalité capitaliste. Elle cherche à rationaliser les conduites, à rendre la production plus efficace grâce aux techniques et à l’organisation, dans un monde de biens rares (matières premières, énergie, capital, compétences humaines). Le capitalisme, dit Schumpeter, met le savoir scientifique au service de la société, ce qui n’était pas le cas auparavant (ni au moyen-âge, ni dans la Grèce antique par exemple). Le profit ne sert que d’instrument de mesure d’efficacité ; il a pour but de réinvestir. L’attitude mentale est celle du conquérant, pas du jouisseur. La joie est celle du succès technique, pas l’avarice de la rentabilité maximum. Car le profit est transitoire : sans innovation, le monopole fragile de l’avance qu’on a est vite rattrapé par la concurrence. C’est pourquoi Schumpeter ne considère pas les entrepreneurs comme formant une « classe sociale » : leur situation de fortune et de pouvoir n’est ni durable, ni héréditaire.

L’innovation a pour contrepartie les cycles économiques. Les inventions techniques majeures, qui surviennent par grappes, fondent de grands cycles de 40 à 60 ans que Kondratiev théorisera. Les cycles de l’investissement et de la dette, de 6 à 11 ans, seront mis au jour par Juglar. L’économie avance par croissance, crise, récession et reprise. La croissance économique se répand quand le pouvoir d’achat passe des innovateurs aux producteurs et à leurs travailleurs, qui sont aussi consommateurs ; l’Etat prélève des taxes qui alimentent le pouvoir d’achat des fonctionnaires et les travaux publics. L’innovation se sert de la dette comme levier. La récession intervient quand il y a surproduction provisoire ; la baisse des prix qui en résulte rend le coût de l’investissement plus bas, permettant de nouvelles opportunités d’investissement dans des innovations. Pour réduire l’intensité des crises, Schumpeter préconise une politique d’Etat de prévision, de recherche, d’aide à la formation, et des filets sociaux pour préserver le tissu de la croissance.

Mais Schumpeter croit à tort (c’était de son temps) que la très grande entreprise est le moteur de l’innovation. La dernière révolution des technologies de l’information et de la communication nous a prouvé que non : Apple et Microsoft ont supplanté IBM et les banques privées suisses réussissent mieux que la mondiale UBS. Schumpeter croyait aussi que le capitalisme pouvait s’autodétruire par bureaucratisation des tâches et spécialisation des métiers qui fait perdre la mentalité d’entrepreneur. Le garage de Steve Jobs comme le club de jeunes de Bill Gates montrent que non. Reste qu’il faut lutter sans cesse contre le confort et le conformisme. Le confort est de rester dans la routine et de partager les acquis ; le conformisme de se contenter de gérer une exploitation plutôt que d’entreprendre, d’innover et d’exporter. C’est toute la différence, dans le même capitalisme rhénan, entre la France et l’Allemagne.


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