Jean Robin préparait le lancement de son livre par une série d'interviews, favorables (dans mon cas) ou défavorables au philosophe. N'ayant d'avis légitime à donner que sur son livre majeur, La Défaite de la pensée, je m'étais contenté de parler du philosophe médiatique. Reste que, dans le cas d'Alain Finkielkraut, intellectuel français le plus médiatisé ces trente dernières années, la démarche n'est pas vaine, et méritait un réel travail de décryptage tel que celui que Jean Robin a réalisé.
L'auteur a ainsi visionné à l'INA les quelque 150 heures de passages télévisés du philosophe, écouté nombre de ses interventions radiophoniques, notamment son émission hebdomadaire Répliques, sur France Culture, et lu les dizaines d'articles qu'il a publiés dans la presse quotidienne et hebdomadaire. Il ressort de ce travail d'analyse des permanences et des mutations dans la pensée du philosophe, du moins telle qu'il l'a exprimée dans les médias. Des contradictions également. Et toujours un discours complexe qui n'est « manifestement pas adapté à la simplification médiatique, qui l'a conduit à se justifier de citations manipulées »*, comme l'a bien montré l'« Affaire Ha'aretz » en 2005, où les propos d'Alain Finkielkraut ont été déformés, donnant lieu à une absurde campagne de haine à son égard. Pourtant, comme le rappelle André Bercoff dans la préface, « tout penseur est désormais comptable de sa parole et cette spontanéité est au moins aussi révélatrice sur la pensée et la personnalité de son émetteur que l'écrit, évidemment plus élaboré. »
S'il est intéressant de brosser un portrait du philosophe à partir non seulement de son œuvre, mais de ses interventions médiatiques, il est en revanche périlleux de proposer une vision cohérente d'Alain Finkielkraut, ses propos étant souvent incohérents les uns avec les autres, au contraire de ses ouvrages. Jean Robin a choisi de le présenter comme un « missionnaire », faisant référence à un article de Franck Nouchi dans Le Monde 2, lequel citait Voltaire définissant Diderot et lui-même comme des « missionnaires laïques ». Le jeu de mots dans le titre fait par ailleurs allusion à son premier ouvrage, Le Nouveau désordre amoureux (1977).
Constance et inconstances
La constance d'Alain Finkielkraut dans sa « mission » permet à Jean Robin de déceler des invariants dans sa pensée, notamment politique : Finkielkraut est un républicain, dont l'appartenance longtemps revendiquée à la gauche est devenue de plus en plus difficile en raison justement de la désaffection des idées républicaines dans la gauche française. Cela est particulièrement vrai en matières d'éducation, Finkielkraut défendant l'école républicaine contre ceux qu'il appelle les « pédagogistes », et d'intégration, le philosophe défendant le modèle assimilationniste traditionnel au multiculturalisme. C'est surtout un esprit libre, hétérodoxe, qui n'hésite pas aller à rebours de la doxa, comme il l'a fait par exemple en soutenant l'indépendance de la Croatie dans une France mitterandienne alors majoritairement acquise à la Serbie.
Mais l'auteur fait également état des errements d'Alain Finkielkraut, qui se dit épris de vérité mais refuse de discuter la réalité et l'origine humaine du réchauffement climatique, sujets sur lesquels les scientifiques, au contraire des médias, divergent.
Alain Finkielkraut affirme aussi être soucieux de conservation et de transmission de l'héritage culturel, mais est cependant assez rétif, voire très hostile aux nouvelles technologies qui permettent précisément de conserver, puis transmettre cet héritage.
Autre contradiction, souvent relevée, et que Jean Robin étaye par des déclarations contradictoires du philosophe, Alain Finkielkraut est tout à la fois très critique des médias, notamment audiovisuels, mais aussi l'intellectuel le plus médiatique de France.
Tout comme André Bercoff, je ne suivrai en revanche pas Jean Robin dans sa critique du traitement différencié accordé par Alain Finkielkraut à Renaud Camus et à Dieudonné.
Outre que, pour le second, le soupçon d'antisémitisme est de façon assez évidente très largement fondé, la provocation n'est chez l'« humoriste » pas un moyen, mais bel et bien une fin. André Bercoff n'a donc pas tort d'écrire que « les bouffonneries aussi obscènes que pathétiques [de Dieudonné] n'ont [...] pas à figurer dans un ouvrage sur un philosophe ». La remarque vaut aussi pour Alain Soral, dont Jean Robin semble déplorer qu'Alain Finkielkraut n'ait que très mollement dénoncé l'agression en 2004.
Alain Finkielkraut ne peut pas s'exprimer sur tout sujet d'actualité, et il ne trahit pas son exigence d'impartialité en ne défendant pas des individus aux propos douteux.
Il vaut mieux avoir tort avec BHL que raison avec Finkielkraut
Il convient néanmoins de saluer le troisième chapitre (p. 103), « Il vaut mieux avoir tort avec BHL que raison avec Finkielkraut ». Cette formule, dans laquelle Bernard Henri-Lévy et Alain Finkielkraut remplacent Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, résume assez bien ce que j'écrivais des deux philosophes, dans le compte-rendu de ma propre interview : « Les huées moutonnières du public et des invités de l'émission de Laurent Ruquier On n'est pas couché ! à l'encontre de Zemmour, tout comme les procès et les pétitions récurrents contre Alain Finkielkraut, en font des « ennemis publics » plus crédibles que Bernard-Henri Lévy et Michel Houellebecq, dont les sorties de livre s'accompagnent toujours de tournées des médias écrits, parlés et audiovisuels où ils y sont encensés. » Toutefois, si la formule est plaisante, les divergences entre « BHL » et Finkielkraut sont nettement moins profondes qu'entre Sartre et Aron, qui s'affrontaient vivement par émissions radiophoniques interposées.
Comme l'écrit André Bercoff en conclusion à sa préface, « [i]l était temps que l'on analyse en profondeur les méandres de la parole médiatisée [...]. Il est à souhaiter que ce livre soit le premier d'une longue série consacrée aux intellectuels sous les feux de la rampe. » La démarche empirique adoptée par Jean Robin serait en effet judicieuse pour d'autres intellectuels plus ou moins médiatiques.
Roman Bernard
* Citation extraite du compte-rendu de mon interview.
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