Evidemment, dans l’esprit de Thomas, le yodel n’a rien à voir avec les chants tyroliens ou la country. Il rapproche plutôt cette technique, qu’il baptise “Soularfone”, du chant “Umbo Weti” des tribus pygmées, ou des incantations rituelles des Indiens Américains. Il faut dire que depuis 1963 et son immersion dans l’Underground Musicians and Artists Association, cercle jazzistique proche de Sun Ra, l’artiste est converti à l’afrocentrisme et aux spiritualités liées à la terre nourricière et originelle, très répandues dans l’émergent mouvement free. Ses travaux aux côtés de Pharaoh Sanders, qu’il rencontre en 1967, sont également décisifs à cet égard. C’est avec lui qu’il écrit son morceau le plus célèbre, “The Creator Has A Masterplan”, présent ici dans sa version courte - la meilleure version se trouvant sur son live à Berlin. Morceau pacifiste dont les paroles peuvent aujourd’hui paraître un peu gnangnan, c’est une tentative de représentation sonore du paradis. Fluide, organique, et d’une extrême douceur.
De l’ensemble de l’album émane d’ailleurs une sensation de quiétude et de fraîcheur assez rare. Les flûtes (de Pan ou traversière) s’enroulent comme des serpents autour des cymbales de Roy Haynes et de la basse de Richard Davis, tandis que Lonnie Liston Smith obtient de son piano le rendu aquatique qu’il affectionne tant - son solo sur “Let the Rain Fall on Me” est un modèle du genre. Le sax ténor de Pharaoh Sanders, ici crédité sous le nom de Little Rock, et l’alto du trop méconnu James Spaulding (également flûtiste) surgissent çà et là comme des bêtes affamées de mélodies. Bongos, bâtons de pluie et clochettes complètent la gamme de cet orchestre fascinant.
Enfin, et ce n’est pas le moindre des attraits de l’album, Leon exhume l’un des sommets du hard-bop (et du jazz tout court), le “Song For My Father” d’Horace Silver, pour en faire une véritable chanson. Son interprétation est belle à en pleurer, surtout lorsque son yodel se substitue au mythique solo de saxophone de l’original, signé Joe Henderson. Je n’ai jamais réussi à comprendre comment Leon Thomas avait pu passer à la trappe au point qu’il faille attendre 2002 pour que cet album soit réédité, agrémenté de quelques alternate takes plutôt accessoires. Heureusement, il n’est jamais trop tard pour faire connaissance avec un tel artiste.
En bref : Le premier et le meilleur album studio d’un chanteur hors-catégorie, qui puisait dans ses racines africaines et dans ses capacités vocales presque surhumaines pour insuffler au jazz d’avant-garde une aura spirituelle stimulante. L’un de ces bouts de paradis que nous ont offerts les années 1960.
Leon Thomas - The Creator Has a Master Plan (Peace).mp3
Leon Thomas - Song For My Father.mp3
Leon Thomas - One.mp3
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