Don suprême accordé par Mère Nature le jour de sa naissance en 1937 dans l’Illinois, la voix de Leon Thomas est l’un des instruments les plus parfaits jamais entendu. Repéré pour son scat dans les années 50, c’est aussi un merveilleux bluesman, et un vocaliste soul dont la pureté égale des Marvin Gaye ou Curtis Mayfield. Et puis il y a cette touche Thomas qui fait de lui une légende. Capable d’utiliser son organe comme une percussion, une flûte ou une trompette, il est à sa manière l’ancêtre des beatboxers. Enfin, et surtout, le hasard a voulu que Leon Thomas fasse une trouvaille qui chamboula sa carrière : le yodel. La bouche momentanée paralysée par un accident un jour de concert, le chanteur tenta un scat pour savoir s’il était en mesure d’assurer sa performance. A sa grande surprise, un son étrange mais harmonieux sortit de sa gorge. Ce son allait devenir son gimmick le plus saillant.
Evidemment, dans l’esprit de Thomas, le yodel n’a rien à voir avec les chants tyroliens ou la country. Il rapproche plutôt cette technique, qu’il baptise “Soularfone”, du chant “Umbo Weti” des tribus pygmées, ou des incantations rituelles des Indiens Américains. Il faut dire que depuis 1963 et son immersion dans l’Underground Musicians and Artists Association, cercle jazzistique proche de Sun Ra, l’artiste est converti à l’afrocentrisme et aux spiritualités liées à la terre nourricière et originelle, très répandues dans l’émergent mouvement free. Ses travaux aux côtés de Pharaoh Sanders, qu’il rencontre en 1967, sont également décisifs à cet égard. C’est avec lui qu’il écrit son morceau le plus célèbre, “The Creator Has A Masterplan”, présent ici dans sa version courte - la meilleure version se trouvant sur son live à Berlin. Morceau pacifiste dont les paroles peuvent aujourd’hui paraître un peu gnangnan, c’est une tentative de représentation sonore du paradis. Fluide, organique, et d’une extrême douceur.
De l’ensemble de l’album émane d’ailleurs une sensation de quiétude et de fraîcheur assez rare. Les flûtes (de Pan ou traversière) s’enroulent comme des serpents autour des cymbales de Roy Haynes et de la basse de Richard Davis, tandis que Lonnie Liston Smith obtient de son piano le rendu aquatique qu’il affectionne tant - son solo sur “Let the Rain Fall on Me” est un modèle du genre. Le sax ténor de Pharaoh Sanders, ici crédité sous le nom de Little Rock, et l’alto du trop méconnu James Spaulding (également flûtiste) surgissent çà et là comme des bêtes affamées de mélodies. Bongos, bâtons de pluie et clochettes complètent la gamme de cet orchestre fascinant.Leon Thomas est fantastique sur tous les titres, mais celui où sa virtuosité vocale est la plus évidente reste “One”. Sur des morceaux comme celui-ci, il assure à la fois des couplets de forme classique et de vrais soli, impeccables transpositions des phrases cuivrées de ses confrères, en passant du scat au yodel, du grognement au cri primitif. Il présente encore une autre facette sur la très virulente “Dam Nam (Ain’t Going To Vietnam)”, où il s’exerce à un pur phrasé blues (ponctué de hurlements), comme un souvenir de ses collaborations passées avec Count Basie, Art Blakey ou John Coltrane. Autre texte politique, l’hommage à Malcolm X “Malcolm’s Gone” se fait sur un mode élégiaque et beaucoup plus free que le reste du disque.
Enfin, et ce n’est pas le moindre des attraits de l’album, Leon exhume l’un des sommets du hard-bop (et du jazz tout court), le “Song For My Father” d’Horace Silver, pour en faire une véritable chanson. Son interprétation est belle à en pleurer, surtout lorsque son yodel se substitue au mythique solo de saxophone de l’original, signé Joe Henderson. Je n’ai jamais réussi à comprendre comment Leon Thomas avait pu passer à la trappe au point qu’il faille attendre 2002 pour que cet album soit réédité, agrémenté de quelques alternate takes plutôt accessoires. Heureusement, il n’est jamais trop tard pour faire connaissance avec un tel artiste.
En bref : Le premier et le meilleur album studio d’un chanteur hors-catégorie, qui puisait dans ses racines africaines et dans ses capacités vocales presque surhumaines pour insuffler au jazz d’avant-garde une aura spirituelle stimulante. L’un de ces bouts de paradis que nous ont offerts les années 1960.
Leon Thomas - The Creator Has a Master Plan (Peace).mp3
Leon Thomas - Song For My Father.mp3
Leon Thomas - One.mp3
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