Avec le rejet par l’Assemblée nationale, contre toute attente, du projet de loi HADOPI, on passe du débat, voire de la controverse à la pantalonnade. Le ministère de la Culture, pour mieux faire passer la pilule (plutôt amère, on le voit) de la loi HADOPI, n’a pourtant pas hésité à ouvrir un site Internet au nom évocateur et très politiquement correct : j’aimelersartistes.fr Cette dénomination serait peut-être rassurante si la définition du terme « artiste » n’était pas si restrictive. En effet, le site précise que le texte législatif vise à protéger les créateurs et les entreprises appartenant à « l’économie de la création musicale et cinématographique en France ». On l’aura compris, ce sont les paillettes qu’il convient avant tout de protéger, car il n’est nulle part fait allusion, notamment, aux écrivains. Un romancier, un essayiste, un historien, aux yeux de cette loi, ne serait donc ni un artiste, ni un créateur. Dont acte.
Certains adversaires de la loi HADOPI annoncent, çà et là, que, si elle était votée définitivement, elle serait inapplicable et qu’elle coûterait fort cher. Je serais volontiers enclin à penser le contraire.
Inapplicable, en effet, elle le serait contre les pirates qui, maîtrisant parfaitement les technologies, sauront trouver les parades nécessaires et passer entre les mailles du filet. Il est d’ailleurs significatif de constater que, si, dans le monde, les autorités s’attaquent en priorité à ceux qui font commerce du piratage, la France a préféré s’en prendre aux internautes, en se focalisant sur l’adresse IP de leurs ordinateurs. Parmi ceux-ci, les adeptes du téléchargement trouveront les astuces permettant de masquer leur adresse IP. Qu’il s’agisse de réseaux privés virtuels situés à l’étranger (échappant donc à la loi française), de streaming (écoute en ligne sans téléchargement) ou de réseaux d’invisible à égal (I2P), les moyens ne manquent pas et de nouveaux se multiplieront rapidement. D’autres adeptes choisiront une voie différente, aux effets dévastateurs, le piratage du wifi d’un internaute voisin, méthode qui devrait se multiplier. Et c’est bien chez ces voisins innocents, qui peuvent être dans n’importe quel lieu dès lors que leur équipement émet un signal wifi, que se recrutera une grande partie des victimes de la « riposte graduée » – et c’est contre eux que la loi s’appliquera pour une grande part.
Selon les propos de Christine Albanel, « il convient que l’abonné soit désormais plus attentif, et veille à utiliser effectivement les moyens de sécurisation de son accès wifi (code d’accès) qui sont mis à sa disposition par l’opérateur de communications. » Ce que la ministre semble ou feint d’ignorer, c’est qu’un système wifi, qu’il soit sécurisé ou non – tout spécialiste de l’intelligence économique et du contrespionnage industriel pourra le confirmer (à commencer par les experts de la Gendarmerie avec lesquels je m’en suis entretenu dans le passé) – est toujours vulnérable au piratage par intrusion. UFC Que choisir l’a d’ailleurs fait constater par huissier. En outre, des logiciels de hacking existent, qui permettent de craquer n’importe quel code de réseau wifi, si complexe soit-il, en une quinzaine de minutes. L’adresse IP de l’ordinateur de la victime parfaitement innocente d’un tel piratage – c’est-à-dire potentiellement vous et moi – sera celle contre laquelle l’HADOPI mettra en œuvre son arsenal de sanctions. En d’autres termes, ceux qui seront le plus pénalisés par la loi, ceux sur lesquels sera suspendue une double épée de Damoclès seront les internautes de bonne foi, non spécialistes en informatique – l’immense majorité – qui constituent une proie facile pour les pirates et une cible tout aussi facile pour l’HADOPI.
Pour y échapper, le projet de loi prévoit que chaque internaute devra prouver son innocence, car
Dans le cadre du projet de loi HADOPI, une « parade » est toutefois prévue : l’installation (aux frais de l’internaute !) d’un logiciel dit « de sécurisation » qui, établissant un contact permanent avec chaque ordinateur, en transmettra peu ou prou toute l’activité à un serveur central dont on sait peu de chose. En d’autres termes, il y a fort à parier que tous les détails (de navigation et autres) de tous les internautes seront potentiellement répertoriés. Rassurantes, les autorités affirmeront qu’un tel système ne sera pas utilisé à d’autres fins que la protection des internautes de bonne foi. Et l’on ressortira le vieil argument de bon sens : « si l’on n’a rien à se reprocher, on n’a pas à redouter de contrôle. » Mais les contextes évoluent. Tel automobiliste qui, il y a vingt ans, roulait avec un taux d’alcoolémie de 0,7 g/1000 ne pouvait être inquiété ; aujourd’hui, c’est un délinquant. Par ailleurs, on ignore quelles informations seront ainsi collectées et quel usage frauduleux il pourrait en être fait. D’autant que le repérage sera effectué par des entreprises privées au service des maisons de disque, non par un service de l’Etat soumis à une autorité judiciaire. Or, dans un domaine connexe, différentes affaires d’espionnage et de fuites d’informations confidentielles mettant en cause des officines privées d’intelligence économiques peu scrupuleuses montrent combien les dérives sont faciles, hors du contrôle d’un juge.
En outre, si l’on établi une analogie avec la vidéosurveillance, on peut légitimement s’inquiéter d’une telle surveillance des internautes. Voici pourquoi : les systèmes de vidéosurveillance sont présentés comme des moyens d’assurer la sécurité des citoyens ; des professionnels du marketing leur ont même substitué le terme de « vidéosécurité » pour mieux tenter de les faire accepter du public. Or, aux deuxièmes Assises nationales de la vidéosurveillance urbaine qui se sont tenues à Strasbourg en novembre 2007, une idée a été lancée par le haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur en charge du dossier, qui devrait attirer notre attention. La conférence n’ayant été ouverte qu’aux professionnels et aux élus, la presse a peu couvert l’événement. Mais lors de son intervention, évoquant le coût élevé, pour une ville, de la mise en place d’un système de vidéosurveillance, ce haut fonctionnaire a suggéré aux élus qu’un tel système pourrait, bien au contraire, devenir pour eux une source substantielle de revenus. Il suffirait, avançait-il, d’utiliser les caméras pour relever toutes les infractions routières commises en ville et de verbaliser automatiquement les automobilistes ! En clair, stationner quelques minutes en double file pour déposer un objet lourd ou aller chercher une personne âgée impotente n’échapperait plus à l’œil de Big Brother et pourrait surtout rapporter gros… Certes, nous n’en sommes pas encore là, mais le fait que cette possibilité ait été évoquée lors de cette conférence laisse penser qu’une étude du sujet a certainement été menée. Et rien ne permet théoriquement, dans l’avenir, d’exclure pareille « évolution » dans l’utilisation du logiciel espion labellisé HADOPI, au nom, naturellement, de l’intérêt général…
Il sera pourtant difficile à tout un chacun de renoncer à l’achat d’un tel logiciel, « non obligatoire », mais indispensable pour tenter d’échapper à l’arbitraire des poursuites. Toutefois, si l’infraction était commise en dehors des heures où un ordinateur est en marche (en cas de piratage ou substitution d’adresse IP), le logiciel mouchard ne fonctionnant pas, il serait probablement impossible à la victime de prouver sa bonne foi. Et le projet de loi semble présupposer que ces logiciels seront infaillibles, ce qui, en l’occurrence et compte tenu des progrès technologiques des pirates, relève de la pure fiction ; les logiciels antivirus n’ont pas éradiqué les virus, au nom de quoi en serait-il autrement des mouchards ? Dans la mesure où il sera moins reproché aux internautes d’avoir téléchargé des fichiers illégalement que de n’avoir pas suffisamment protégé leurs ordinateurs, l’attrape-nigauds est garanti…
Dans un entretien accordé à Libération le 23 juin dernier, Christine Albanel s’était voulue rassurante : « Il n’arrivera strictement rien à ceux qui ne téléchargent pas illégalement. Quant aux autres, le système de recherche des actes de piraterie est assez souple [sic] pour que l’on puisse voir réellement ce qu’ils ont téléchargé. Le système d’alerte, de surveillance, ne va pas se déclencher systématiquement, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour tous les fichiers illégaux en circulation sur la toile. Il ne s’agit pas d’un filet qui ramasse tout le monde. Le constat se fait morceau par morceau, film par film, à l’initiative des organismes qui représentent les créateurs. Mais il pourra évidemment arriver, c’est tout le but de la loi, de recevoir ces messages d’avertissement sur l’adresse électronique de l’abonné puis, s’il se fait à nouveau prendre, la lettre recommandée. Mais j’insiste, vous ne serez jamais inquiétés pour ce que vous n’avez pas fait. » Pourtant, en raison du piratage des réseaux wifi (ou via certains virus) rien n’est moins sûr.
Vient alors la question des coûts induits par l’application d’une telle loi. Ceux-ci sont estimés entre 6,7 millions d’Euros pour 2009 (amendement Warsmann sur lequel je reviendrai) et 70 millions d’Euros. Une large fourchette qui recouvre, il est vrai, des champs d’application très différents. Il semble évident que les coûts supportés par les maisons de disque seront répercutés sur les prix des CD et DVD. Ces produits, déjà plus chers en France que dans bien d’autres pays, deviendront de moins en moins abordables. Ne nous avait-on pas fait miroiter, lors de leur introduction, que les CD se vendraient moins cher que les vinyles ? C’est le contraire qui s’est produit. Les coûts générés pour les fournisseurs d’accès Internet seront naturellement répercutés aux internautes, via leur abonnement. Quant à l’Etat, cette mesure devrait, non lui coûter, mais bien lui rapporter. En effet, si l’on estime à 25 millions le nombre d’ordinateurs qui devront s’équiper d’un logiciel espion labellisé, lequel, pour assurer les mises à jour, fera l’objet d’un coût annuel d’au moins 20 €, le montant de la TVA perçue par l’Etat devrait avoisiner les 100 millions par an. Un marché en or pour les créateurs de logiciels labellisés… et non négligeable pour l’Etat. Ce montant devrait suffire à couvrir les frais de fonctionnement de l’HADOPI (le budget de la CNIL n’était que de 12 millions d’Euros en 2008).
Que cette loi, si elle était adoptée, présente un danger pour des milliers d’internautes victimes de piratage de leurs ordinateurs et qui se verraient suspendre leur accès Internet ne fait guère de doute. Ce qui, en revanche, surprend, c’est qu’elle viendrait s’ajouter à des dispositions déjà existantes qu’elle n’abroge pas et dont le but était aussi de protéger les droits des créateurs. Ainsi, chacun paye déjà une redevance assez lourde sur les CD et DVD vierges destinée à compenser le manque à gagner induit par les copies privées. En outre, la loi dite DADVSI (Droits d’auteurs et droits voisins dans la société de l’information) publiée au J.O. le 3 août 2006 qui poursuit un but similaire à la loi HADOPI est, théoriquement, toujours en vigueur. Mais il est vrai qu’elle donne au seul juge judiciaire le pouvoir de sanction et que ce dernier ne fait preuve d’une extrême sévérité que dans des cas rarissimes, ce que n’accepte pas le groupe de pression des majors. Ce qu’il y a de piquant, dans cette loi DADVSI, c’est que Christine Albanel avait expliqué lors de son adoption, dans le dossier de presse du ministère de la Culture, qu’elle s’opposait à la licence globale, notamment, parce qu’elle aurait nécessité « des mesures de surveillance de tous les internautes » ! Ces mesures sont maintenant de facto prévues par le projet de loi HADOPI, avec cette différence qu’au juge judiciaire, se substituerait une autorité administrative…
Le plus piquant reste toutefois à venir. Il s’agit de l’amendement n°221 présenté par le député Jean-Luc Warsmann et adopté par l’Assemblée, dit « Amendement Johnny », par référence au célèbre chanteur expatrié. Il s’agit d’un texte parfaitement inapplicable, populiste et cynique dont on aurait pu faire l’économie. Celui-ci dispose en effet : « Aucune sanction ne peut être prise sur le fondement du présent article pour des faits concernant une œuvre ou un objet protégé dont tous les ayants droits résident dans un État étranger ou un territoire situé hors de France à régime fiscal privilégié, mentionné par l’article 238 A du code général des impôts. » En dépit du surnom de l’amendement, les amateurs du chanteur à la nationalité désormais incertaine (française, belge, suisse ?) découvriront vite qu’ils seront bel et bien poursuivis s’ils téléchargent ses titres illégalement. En effet, le texte précise que « tous les ayants droit » devront résider dans un paradis fiscal, c’est-à-dire l’artiste, son parolier, son compositeur, sa maison de disque, etc. Un cas de figure hautement improbable, à moins de se passionner pour un interprète habitant les Iles Tonga, dont l’auteur serait résident au Libéria, le compositeur domicilié à la Barbade et dont l’éditeur se serait délocalisé en Andorre…
Tout le monde s’accorde pour protéger les droits des créateurs (y compris, je reviens
Ce que l’on peut regretter, s’agissant de la protection des droits des créateurs, c’est qu’on se soit focalisé sur une méthode répressive échappant au pouvoir judiciaire, une méthode qui, ne tenant aucun compte des réalités technologiques, aboutira paradoxalement à favoriser la fraude au lieu de la réduire. Le principe de l’amende en lieu et place de la coupure d’accès, a été trop rapidement écarté, sans doute moins par souci pratique que par idéologie. De même et surtout, la licence globale aurait pu être l’objet d’un travail de réflexion plus approfondi ; l’avoir rejetée avec obstination, sous la pression des majors auxquelles elle déplait ou, là encore, par idéologie, c’est sans doute s’être privé d’une solution alternative plus facile à mettre en œuvre moins susceptible de « dommages collatéraux » et plus juste. Aujourd’hui, après le rejet par l’Assemblée, plusieurs solutions s’offrent au gouvernement. Il peut retirer son texte et proposer plus tard une nouvelle mouture, plus consensuelle, voire un projet de loi entièrement refondu, plus adapté aux réalités de la technologie ou prenant en compte la licence globale. Il peut aussi inscrire de nouveau à l’ordre du jour des deux chambres le texte déjà existant, prenant toutefois le risque d’un nouveau rejet, peu probable au Sénat, mais toujours possible à l’Assemblée. Un vieil adage le souligne, « le mieux est l’ennemi du bien ». A trop vouloir un monde meilleur, on risque de se rapprocher du Meilleur des mondes.
Illustrations : Couverture de 1984, Le Livre de poche - Figure allégorique de la Justice - James Baldwin, L’Epée de Damoclès, gravure - Big Brother.