‘Allahu-r-râbu dhahara lana. (Office des rameaux, 2e ïchos, dans la tradition melchite)
Les pérégrinations de l’Esprit
Qu’il soit contraint, par péril, volontaire, ou forcé, par condamnation, l’exil fait de l’exilé un “étranger” et ce, tant pour ceux chez qui il vit son exil que pour ceux qu’il quitte ! Dans la langue de Shakespeare le mot qui désigne l’étranger est : “ alien ”. Ainsi pourrions-nous dire que l’exilé devient un étranger et un “aliéné”. Alors, où qu’il aille, quoi qu’il fasse l’exilé est “lié” à son exil ; à sa condition d’exilé diraient certains. A moins que cet exil ne soit “ sanctifié ” et ne devienne, dès lors, “pérégrination” ; car, si l’Esprit souffle où il veut sans que personne ne puisse dire ou savoir ni d’où il vient ni où il va, cela seul le peut l’Esprit, ce n’est pas une entreprise à la portée de l’homme qui, lui, toujours, va et vient de quelque part !
L’Eglise de Christ, une, sainte, catholique et apostolique, portée par le souffle de l’Esprit, qui est “partout” chez elle et qui, pourtant, n’est pas de ce monde, cette divine Eglise s’est constituée par et dans les pérégrinations des saints Apôtres tout emplis de l’Esprit saint, “ partout présent et emplissant tout ”. Evidemment, l’Esprit ne pouvant aucunement s’épuiser entièrement en eux, il convient de croire que, tel un pilote sûr et habile, Il les devançait. Ce qui se fit n’aurait put s’accomplir par l’action de simples “ exilés ”, aussi moralement purs fussent-ils. L’acte, admirable, d’intrusion de l’Eglise dans les diverses contrées foulées par les pieds saints, que d’aucuns nomment, par arbitraire tout intellectuel, “acculturation”, et qui fut un divin acte d’amour, seul l’Esprit saint pouvait l’accomplir. C’est d’ailleurs là la marque de vérité de l’Eglise.
Il convient, en effet, de relever un fait, d’une importance non négligeable que, là ou se trouvèrent fondées les Eglises locales, l’Esprit s’insuffla, s’incorpora pourrions-nous dire, dans chaque civilisation particulière en l’accomplissant, union d’amour dans l’épanouissement des particularités. Ainsi en fut-il de la Grèce dont le langage philosophique antérieur fut dès lors “ habité ” par l’Esprit saint qui en fit, véritablement son porteur, intégrant et transmutant ses virtualités numérales et théophores. Tel fut fait aussi en Egypte, haute et sainte Terre s’il en fut, instituant une langue caligraphique, réceptacle très saint des antiques mystères de la “ terre noire ”, notons d'ailleurs que la tradition égyptienne « pharaonique » fut « intégrée et couronnée » à cette occasion et non plus tard ! De même l’Ethiopie, préparée de longue date à ce don, reçu-t-elle librement l’Esprit, elle sut en s’offrant à lui en tirer le meilleur, et ici encore une langue admirable et belle, le guèze, en fut l’expression exaltante, parmi tant d’autres dons de beauté et de sagesse. Mais encore la Syrie, la haute “terre du soleil”, la douce et chantante Arménie, la rugueuse mais chatoyante Géorgie reçurent elles aussi les saintes merveilles de l’Esprit ! Et, bien sûr, la grande Russie, séduite par ses charmes enthousiasmant, vase sacré où se conçut, à partir d’un très ancien dépôt, l’exquise langue liturgique que demeure le slavon.
Ici nul exil, nul esprit d’exil, nul exil de l’Esprit ! si ce n’est cette “semblance” d’exil qu’est l’avancée de l’Esprit de contrée en contrée, de peuple en peuple comme d’île en île …
Admirable et intime union dans laquelle l’Esprit opère la transformation sans rien déformer !
“ Il y a diversité des dons, mais le même Esprit ; diversité de ministères mais le même Seigneur ; diversité d’opérations mais le même Dieu qui opère tout en tous. Or, à chacun la manifestation de l’Esprit est donné pour l’utilité commune. En effet, à l’un est donné par l’Esprit une parole de sagesse ; à un autre, une parole de connaissance, selon le même Esprit ; à un autre, la foi, par le même Esprit ; à un autre le don des guérisons, par le même Esprit ; à un autre le don d’opérer des miracles ; à un autre, la prophétie ; à un autre le discernement des esprits ; à un autre la diversité des langues. Un seul et même Esprit opère toutes ces choses, les distribuant à chacun en particulier comme il veut. Car, comme le corps est un et a plusieurs membres, et comme tous les membres du corps, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps, ainsi en est-il de Christ. Nous avons tous, en effet, été baptisés dans un seul Esprit pour former un seul corps, soit Juifs, soit Grecs, soit esclaves, soit libres, et nous avons tous été abreuvés d’un seul Esprit. ” saint Paul, I Corinthiens, XII, 4- 13.
Ainsi l’illustre l’admirable chant orthodoxe du baptême : “ Vous tous qui avez été baptisés en Christ vous avez revêtu le Christ. ”
Le Seigneur se fait, par l’Esprit, un vêtement à la mesure de chacun ! Synergie divino-humaine, théanthropique, dont Christ fut, pour nous, l’archétype ; synergie qui demande donc que nous répondions à la miséricordieuse main qui se tend vers nous, que nous nous engagions sur le chemin, nous débarrassant de nos oripeaux, allant comme saint Paul nous encourage à le faire, toujours de l’avant sans nous soucier du chemin parcouru, chacun de nous car le Christ, hypostase de la Triade, rencontre des personnes !
De ce fait et, nous souvenant des saintes paroles de l’apôtre :
“ Il n’y a ici ni Grec ni Juif, ni circoncis ni incirconcis, ni barbare ni Scythe, ni esclave ni libre ; mais Christ est tout et en tous. ” Colossiens, III, 11.
nous savons qu’il ne peut y avoir d’étranger dans l’Eglise, nul aliéné, nul exilé ! Quand pourtant, à contrario, tout chrétien est étranger au monde et, en ce sens, en “exil” dans le monde.
“ Bien aimés, je vous exhorte, comme étrangers et voyageurs sur la terre, à vous abstenir des convoitises charnelles qui font la guerre à l’âme. ” I, Pierre, II, 11.
Ainsi, l’exil semble “double”, ou plutôt l’exil est un seul chemin qui mène vers deux buts : perdition ou “salvation”. On s’exile pour échapper au pire ou pour trouver un plus grand bien ; la fuite ou la quête. En littérature on cherche à fuir le monde pour SE trouver, SE construire, SE tricoter pour soi avec des mots-choses, inversion du langage de l’Esprit, un petit cocon pour son soi-à-soi, exercice bourgeois, égotique et parasitaire ; en Contrelittérature il s’agit de pénétrer la profondeur du monde, s’exiler de soi, parcourir les bois et les flots de la transcendance au risque de s’y perdre et, s’y perdant, de se sauver, non pas fuir le monde mais s’exiler de sa pesante et pensante matérialité tout en le parcourant pour en prendre la mesure vraie ! C’est ce que firent, bien sûr, les saints moines qui, fidèles à l’exemple des apôtres, se firent pérégrins pour Dieu, mais aussi, sinon surtout, pérégrins en Dieu, pèlerins simultanément sur les flots ou les chemins et dans le Royaume !
L’esprit celto-chrétien en exil
Pour notre Occident il en fut particulièrement ainsi des moines des églises celtes, missionés de “l’outre-occident”, ils surent bien que leurs voyages terrestres s’inscrivaient aussi dans le “ plan ” de l’Esprit, dans un voyage, sans cesse recommencé, une pérégrination infinie en Dieu infini ! Cette notion ils l’apprirent sans doute de l’Orient, tant ils partagèrent, eux habitants de la finis terrae, l’Esprit qui soufflait là-bas ! Cette “notion”, cette idée donc, que Grégoire de Nysse désignait du nom d’épectase, et qui, en Grec, signifie : “ allongement ” ! C’est bien cette vision essentielle de l’initiation chrétienne comme un voyage, une avancée continuelle de la déification, qui se laisse lire derrière les symboles foisonnants des immrama irlandaises, récits des navigations fantastiques de certains moines considérés comme des saints !
Encore une fois, voici l’Esprit à l’œuvre !
Toutefois, en toute chose, la marche de l’Esprit peut être “contrariée”, puisque la Toute-Puissance de Dieu c’est sa Miséricorde infinie et qu’Il nous laisse “ libres pour la liberté ” !
Aussi nous faut-il constater, si nous scrutons subtilement les courants de l’histoire, que le flux de l’Esprit se trouve parfois refoulé par la dureté des cœurs ! Certains voudront y voir l’action des “contingences” historiques, d’autres encore celle de la “loi des cycles” se serait oublié un peu vite la tragédie de notre liberté ! Une main se tend, nous sommes, quand bien même il s’agit d’une main divine, à même de la refuser ! L’archétype de ces courants nous est détaillé dans l’épisode biblique de la fuite d’Egypte … après un grand bienfait, après une fuite loin d’un péril, après l’offre d’une grâce inestimable, le cœur humain peut, malgré tout s’endurcir et se fermer aux effluves bénéfiques de l’Esprit ! Le cœur peut s’en laisser conter par des esprits bien humains, “trop humains”, plutôt que de prêter l’oreille aux suaves mais souvent imperceptibles mouvements et mélodies de l’Authentique Esprit !
Quant fut-il du souffle spirituel qui animait les saints moines celtes, ces candidats libres et volontaires à la pérégrination dans et par l’Esprit ?
Irlande, Ecosse, Pays de Galles, Cornouaille britannique, Bretagne armoricaine, toutes ces celtiques contrées, séduites par l’Esprit vivifiant et exaltant de l’Eglise Une accueillirent dans un sublime élan l’œuvre inédite de celui-ci.
Encore ! par beauté et amour, Il exulta dans les richesses propres à ces peuples, Il n’opprima rien et enlumina tout, illumina chacun. Liturgie, études, ascèses, prières rien ne manquait et l’Esprit se perpétuait, se répercutait ; les pérégrins, par Lui et en Lui essaimaient. Leurs œuvres extérieures étaient image et ressemblance de l’authentique initiation chrétienne qui mène de la théoria (au sens vrai et fort) à la théosis ; avancée perpétuelle, renouvellement quotidien par et dans la prière et les sacrements, ouvrant et illuminant les sens, tout les sens, corporels et spirituels ! Ainsi, les avancés des saints moines, leurs avancés terrestres n’étaient pas seulement, images, c’est-à-dire, pures analogies, de leurs pénétrations dans le Royaume mais bien également acte physique, sanctification de la matière du monde, pour mieux dire de sa chair, et, en l’occurrence, plus spécialement de cette part de monde appelée Occident !
Cette part de monde laissa donc fleurir et s’épanouir l’Esprit de l’Eglise Une, non sans quelques cruels soubresauts bien humain, mais, à l’heure du danger, à cette heure où la foi, l’espérance et la charité doivent tout transfigurer, l’esprit de ce monde dressa son mur rigide, de ces pierres dont on fait les cœurs. Au lieu d’épanouir l’Unité du Dieu-trine dans la diversité on voulu croire à la possibilité de diriger la diversité depuis un “ un ” très humain, dans lequel il faudrait, en outre, la contraindre …
On oublia un peu vite qu’il n’y a nul chef, nul monarque pour l’Eglise que Sa seule vraie Tête et son seul Un : Christ lui-même …
Alors, et rapidement, cédant aux contingences et ignorant les nécessités de l’Esprit et de l’Eglise Une, la communion dans la diversité des dons et l’unité dans la foi cédèrent la place à l’autoritarisme politique, la lutte pour une survie culturelle entraîna le durcissement. En 794, l’Irlande et bien d’autre durent abandonner dans leurs prières les références à l’Empire romain ayant pour centre Constantinople, peu de temps après la grande abbaye de Landévennec devait abandonner les usages bretons, en 1172 le synode de Cashel appliquait les règles contre les usages irlandais … L’Occident contre l’Occident s’emmurait lui-même …
Une réaction, parmi d’autres, mais significative fut l’apparition des “romans” arthuriens, naissance du roman au cœur du siècle “roman”, origines celtiques des thèmes, importance majeure de la quête, du cheminement, marquée par les figures diverses d’ermites, de solitaires des forêts …
Nikos Vardhikas dans Le Graal roman, soulignait ce fait non assez médité que ce mot : roman, est celui qui désigne encore et toujours, en Grèce, l’Empire romain, soit ce qui fut le support, le “ corps ” même de l’expansion de la paradosis – la tradition chrétienne, l’Empire romain d’Orient et d’Occident (le terme byzantin n’étant qu’une invention historienne dix-neuvièmiste …) …
Mais le rempart des cœurs de pierre est bien solide, solidement étayé …
Toutefois, le rameau constellé d’étoiles de la paradosis ne peut flétrir. Aujourd’hui encore, bien qu’ailleurs qu’en Occident, il fleurit encore, certes modestement mais gracieusement !
Ainsi il y a quelques années de cela en Afrique deux jeunes séminaristes qui cherchait à retrouver le sève vitale de l’Eglise de Christ, ont, sous le souffle vivifiant du Paraclet, rejoint la communion des Eglises sœurs orthodoxes. Ce faisant les communautés nées de cet élan n’ont pas simplement “ copiées ” les tons, les rites et coutumes liturgiques grecs ou russes mais, sous l’influence de l’Esprit tout ce nécessaire c’est proprement infondu dans la musicalité de la culture locale.
L’Esprit saint, véritablement, chemine de par le monde, Il pérégrine tout en en prenant la mesure, en en marquant la juste mesure et, ceux en qui Il fait Sa demeure Il les exile de ce monde ! Il les conforme à Sa mesure qui n’est pas de ce monde.
Ainsi que le rappelait l’admirable Nicolas Cabasilas il n’y a pas, en Christ, de rapt, d’enlèvement vers le ciel, non : “ Nous n’avons pas cherché, nous avons été recherché, et toujours nous le sommes, mais jamais par Lui nous ne sommes “ transférés ailleurs ; Il nous a laissé sur terre, mais nous a rendus célestes par l’infusion de Sa vie dans nos âmes, non pas […] en nous élevant aux cieux mais en abaissant les cieux jusqu’à nous. ” (N. Cabasilas, La Vie en Christ.)
Le rameau de la paradosis ne peut être brisé, tant que le Ciel sera miséricordieusement penché vers nous, tant que Dieu n’aura pas “ roulé les cieux ”, la tradition authentique ne saurait être brisé pas plus que le ciel ne peut l’être. Elle se glisse, saintement, dans les interstices du temps.
De l’Orient souffla vers nous le Consolateur, il contourna le mur dressé par le cœur de pierre de l’Occident et, par un terrible décret de sa providence, rapporta de l’Est le même souffle vivificateur … Apprenons que l’exil de l’Esprit n’est jamais en vain !