Il s'agit, avant tout, d'un grand film sentimental. C'est cela qui a fait son succès et lui a valu, en 1957, l'Oscar du meilleur film étranger. C'est cela aussi, peut-être, qui explique la relative circonspection des intellectuels à son égard. Il y a pourtant quelque chose de radical dans ces sensibleries. Il y a une façon de venir à la base, visuelle, cinématographique, de l'expression. Car La Strada, c'est avant tout un visage, celui de Giulietta Masina, qui joue le rôle de Gelsomina, une femme un peu simplette, vendue à un forain bête et méchant (plus bête que méchant). Tout y est à la fois transparent et mystérieux: tantôt l'émotion s'y lit comme à livre ouvert, les expressions sont claires et appuyées, tantôt le visage se ferme, les sentiments se contredisent et l'on sait que l'essentiel nous est caché.
Pas étonnant, me direz vous, qu'il soit question de visage et d'expression, dans un film sur des saltimbanques dont l'un au moins joue le rôle du mime. Car il y a aussi le maquillage, ce surcroît figé d'expressivité: des sourcils à jamais haussés, des pommettes éternellement rouges, un sourire jusqu'aux oreilles pour toujours... Et ce serait ressasser le fameux lieu commun du clown triste (regardez nos comiques américains, du tristounet Steve Carrel, au presque suicidé Owen Wilson, en passant par Jim Carrey l'hyper-actif), ce serait répéter ce cliché que de voir sous l'extériorité schématique de l'hilarité clownesque une douleur plus raffinée, intérieure et mystérieuse. Non, car dans La Strada, ce n'est pas le spectacle qui imite la vie, mais plutôt l'inverse. Ce n'est pas seulement le clown qui mime un personnage, mais aussi Gelsomina la simple qui rêve d'expressions franches, qui veut de toutes ses forces jouer au bonheur. Situation impossible, où le clown imite la personne, qui imite elle-même le clown. Seul un deus, angelus plutôt, ex machina sera en mesure de nous sortir de ce mauvais pas, en la personne, funambule, du Fou. Bien sûr (comme d'habitude) c'est le fou qui est sage, c'est lui qui voit vrai, qui lit, dans un soupir enjoué, cette émotion fondamentale sur le visage de Gelsomina.
Dans la lourdeur du mime, dans le jeu des binarités pesantes, vient alors s'immiscer de l'aérien. Cela commence avec la marche du funambule, le dîner sur la corde, le soupir de bonheur, cela continue dans un air musical - violon minuscule et pétaradant trombone - puis le Fou finit par souffler à Gelsomina son message sur le sens de la vie et sur le rôle qu'elle y tient, elle aussi, "même avec sa tête d'artichaut"... Car Il Matto (Le Fou, dans la langue qui parle avec les mains), en même temps qu'il interprête, inspire à notre clown une nouvelle mélodie, qui est une nouvelle forme d'expression, symbolisée par le si célèbre air de trompette.Aérien, évanescent, l'ange ne tardera pas à disparaître, tué par la colère obtuse de Zampano (le forrain, toujours plus bête que méchant), et balancé par-dessus un pont. De là il ne reste presque plus rien: une mort qui n'est pas montrée, puis la douleur de la bête - émotion pure et orpheline.