La Pensée de midi, n° 27, mars 2009
L’IRAN, DERRIÈRE LE MIROIR
Coordonné par Christian Bromberger, professeur d’ethnologie à l’université de Provence, le numéro 27 de La Pensée de midi est consacré à l’Iran. Dans son introduction à ce vaste dossier ― L’Iran derrière le miroir ―, Christian Bromberger se propose de mettre l’accent sur les complexités cachées de cet immense pays. Et de bousculer les stéréotypes dans lesquels il est trop souvent enfermé. Ce dossier est complété par un cahier de photos. Des photos en noir et blanc, présentées par Abbas, de l’Agence Magnum.
Tiraillé entre deux clichés opposés, aussi tenaces et réducteurs l’un que l’autre, l’Iran offre au monde actuel l’image d’un Janus bifrons caricatural. D’un côté clercs enturbannés et dirigeants radicaux provocateurs, décidés à jouer, sur l’échiquier international, la politique du refus. De l’autre, les intellectuels et artistes qui déjouent la censure et produisent des œuvres reconnues par les instances culturelles européennes.
Selon Christian Bromberger, l’Iran ne peut se réduire à l’image que l’actuel président populiste Ahmadinejad veut imposer aux yeux du monde. Pas davantage à l’image dorée, exclusivement représentative d’une société très privilégiée, que certains s’appliquent à vouloir donner de ce pays. Pour tenter d’élargir les frontières entre ces extrêmes, Christian Bromberger dresse, par l’intermédiaire de ses auteurs ou de lui-même, une série de portraits d'une grande diversité, qui permettent une appréhension plus précise de la réalité complexe et polymorphe de l’Iran, divisé entre des modèles contradictoires, défense identitaire d'une part ― marquée par un attachement viscéral aux valeurs traditionnelles ― et tentations de la modernité de l'autre.
De chapitre en chapitre se dessine le kaléidoscope mouvant où se croisent banquier pour pauvres de la capitale et chauffeurs de taxis, femmes impliquées dans la vie des quartiers ― comme cette couturière d’un nouveau style qui se bat contre la « masculinisation des rues » ou comme cette bibliothécaire acharnée à la défense des droits des femmes ―, journaliste soumise aux « patrouilles de la Guidance islamique » et politicienne attentive à l’évolution de la révolution, cinéastes engagées et artistes, jeunes couples adeptes des sports les plus divers. Les nouveaux pahlavans* du quotidien côtoient les antihéros de l’histoire, opportunistes forgés au sein de la société pahlavienne qui s’adaptent aux situations nouvelles imposées par la Révolution islamique. Quant aux « grands personnages emblématiques de la nation » ― ayatollahs, archéologues et poètes ―, leurs philosophies sont multiples et leurs croyances, difficiles à cerner parce que soumises à des influences multiples, le sont davantage encore à cataloguer.
Ainsi, à travers le prisme changeant des personnalités qui nous sont proposées, les « paradoxes persans » apparaissent-ils plus clairement au grand jour. Dans le même temps surgit une interrogation nouvelle : Téhéran est-elle aujourd’hui en voie de devenir la capitale du monde musulman ? « Singularité de l’Iran : religion et nation ne se distinguent pas, non plus que fondamentalisme et nationalisme ».
* Les Pahlavan mythiques luttaient contre les forces du mal. L’un d’entre eux, le légendaire Rostam, sauva plusieurs fois l’Iran.
I. GALERIE DE PORTRAITS
a. « Brèves de taxis à Téhéran »
Dans son papier « Brèves de taxis à Téhéran », Christian Bromberger rapporte un échantillonnage de conversations relevées au hasard de ses courses à travers la capitale. S’il est possible d’écouter les chauffeurs de taxis évoquer les contraintes de la bigamie ou les drames provoqués par les mariages entre un chiite et une sunnite (ou l’inverse), il est bien difficile d'établir un portrait ― robot du chauffeur de taxi téhéranais. Tel d’entre eux s’intéresse à l’Holocauste et aux théories négationnistes qui émaillent les discours des politiques et des religieux, tel autre au contraire ne se passionne que pour la poésie de Mowlana, de Khayyam ou de Châmlou. Tel autre encore se réfugie, après son travail, dans la lecture de textes politiques ou religieux ou dans celle de Wittgenstein.
Du chauffeur kurde ― dont le rêve est de retourner vivre au village ― au chef d’entreprise ruiné par sa faillite ou au commerçant forcé de fermer sa boutique parce que les vêtements « disco » qu’il propose ne correspondent pas aux règles islamiques, les raisons d'exercer cette profession sont multiples. Et les visages du chauffeur de taxis téhéranais échappent à toute mainmise qui viserait à enfermer les hommes de cette profession dans une galerie de stéréotypes aisément identifiables.
b. Shahla Sherkat et Massoume Ebtekar, deux « métaphores du présent »
Venu à Téhéran au printemps 2008 pour y tourner un film pour Arte, Jean-François Colosimo, théologien et éditeur, brosse le portrait de deux iraniennes de renom, Shahla Sherkat et Massoume Ebtekar.
Grandie dans une « famille traditionnelle qui fréquente les mosquées », Shahla Sherkat, journaliste d’État, est la fondatrice de l’hebdomadaire Zanân (« Femmes »), dont l’autorisation de publication a été suspendue en février 2008 ; Massoume Ebtekar ― brillante biologiste ―, « s’est imposée comme la porte-parole des étudiants lors de la prise d’otages de l’ambassade américaine en 1979 ». Issues toutes deux de la Révolution, héritières de l’imam Khomeiny, elles sont également impliquées dans la réforme. Pour l’une comme pour l’autre, le président Khatami ― « qui prônera la liberté d’expression au cœur de la République théocratique », incarne l’islam politique. Rebelles à la « fausse modernité, à la fausse émancipation, au faux féminisme », rebelles à la société libérale du chah, elles sont engagées l’une et l’autre dans le combat « pour la liberté, l’indépendance, la dignité ». « Leur féminisme ne s’oppose pas à la religion, il s’en réclame même au besoin, et n’en regrette que la possible instrumentalisation. » Toutes deux continuent de combattre ― au même titre que l’avocate Chirine Ebadi, prix Nobel de la Paix en 2003 ―, pour les droits de la femme et au-delà de s’interroger : « Qu’en est-il vraiment de l’économie, du progrès social, de la condition des femmes ? » Au-delà de ces questions récurrentes, demeure la question fondamentale : « Sommes-nous toujours dans l’inspiration de la Révolution islamique, des idéaux de l’imam Khomeiny ? »
Véritables « métaphores du présent », Shahla Sherkat et Massoume Ebtekar sont représentatives de ce que Jean-François Colosimo nomme le « paradoxe persan. »
c. « Coopérative des Femmes Bien-Pensantes Vertes »
Chargée d’une étude dans les quartiers pauvres du sud de Téhéran, la sociologue et géographe Masserat Amir-Ebrahimi a rencontré l’une des figures les plus originales du 13 Abân, Farkhondeh Gohari, et l’a suivie dans l’évolution d’une entreprise singulière, initiée en 1997.
Volontaire du Comité d’hygiène de la ville saine (CVS) du quartier sud de Téhéran (13 Abân), Mme Gohari anime depuis des années une petite bibliothèque en même temps qu’un « Conseil des femmes », lequel a été complété une dizaine d’années plus tard par une « Coopérative des Femmes Bien-Pensantes Vertes ». Constituées à partir d’initiatives personnelles, ces petites unités de travail, destinées à pallier les déficits socioculturels de la ville, sont devenues des outils indispensables pour venir efficacement en aide aux plus démunies.
L’ambition de Mme Gohari : agrandir encore la coopérative, la moderniser, la transformer en un centre multifonctionnel. Afin que davantage de femmes encore puissent venir s’y former, se perfectionner, apprendre un métier. Pour réaliser son rêve, Farkhondeh Gohari a besoin de toutes les bonnes volontés du quartier. Pour la plupart, des femmes.
d. Héros du quotidien
Architecte et urbaniste, Mina Saïdi-Shahrouz dresse avec Parvine Ghassemi, étudiante en anthropologie urbaine, le portrait de deux figures emblématiques de l’Iran d’aujourd’hui.
Rassoul R., fondateur d’une caisse d’épargne et de prêt pour les pauvres, et Fatemeh K., organisatrice d’un atelier de couture pour les femmes en difficulté, offrent, par leur savoir-faire et par leur sens de l’organisation, de nouveaux modèles de citoyenneté et de socialisation. C’est dans le quartier déshérité de Cyrus, quartier le plus ancien de Téhéran, qu’opèrent, chacun dans leur domaine, Rassoul et Fatemeh. Véritables protecteurs de Cyrus, fidèles, par leurs actions solidaires et novatrices, à l’éthique des anciens palhavans, Fatemeh et Rassoul ont contribué à améliorer les conditions de vie des habitants du centre historique de Téhéran, mis à mal par les problèmes liés à la présence d’ouvriers afghans. Attachés à faire fonctionner les réseaux de solidarité ou à pousser les femmes à participer aux réunions publiques, Rassoul et Fatemeh sont également attachés au respect de la tradition et de l’orthodoxie religieuse. Peu enclins à la transgression, ces « leaders charismatiques » de la nouvelle citoyenneté sont devenus de « véritables modèles d’action publique ».
e. Sâdegh, l’opportuniste d’Ispahan
Anthropologue de formation, Mohiaddin Vatani évoque la figure contradictoire de Sâdegh.
Grandi dans la période intermédiaire qui sépare l’Iran de la monarchie Pahlavi de l’Iran de la révolution de 1979, Sâdegh est représentatif de sa génération. Véritable « caméléon », Sâdegh offre le visage de l’opportuniste. Un opportunisme modelé par les mouvements de l’histoire et de la culture de son pays. Violemment contestataire dès l’adolescence, le jeune homme s’oppose à l’autorité paternelle, entrave à sa liberté. Son comportement rebelle, conforme à celui de nombreux habitants de son quartier de Dardecht, s’inscrit dans le refus des pratiques inhérentes aux traditions religieuses et aux contraintes familiales imposées par son milieu. Sâdegh choisit la transgression, même si s’affranchir d’un mode de vie imposé par les siens a un coût (plus lourd et plus difficile à supporter pour les jeunes filles qui transgressent les traditions). Sâdegh quitte donc son quartier originel, choisit le métier d’enseignant plutôt que celui d’artisan, et épouse la jeune fille dont il s’est épris. Cependant, quelques années plus tard, l’enseignant doublé d’un homme d’affaires attaché à sa réussite sociale se détermine en faveur des choix imposés par la révolution de 1979. Sâdegh adopte la posture pieuse opposée à l’attitude moderniste pour laquelle il avait précédemment opté. Sâdegh affiche avec ostentation son adhésion au régime politique islamique. Et s’il affiche une croyance sincère à l’islam, nul ne peut nier qu’il y trouve aussi un intérêt socio-économique en rapport avec ses ambitions. La trajectoire de Sâdegh est celle de nombreux Iraniens, qui jouent avec dextérité des fluctuations entre valeurs traditionnelles et modèles emblématiques de la modernité.
f. L’art documentaire selon Moretza Avini
Maître de conférences à l’université d’Avignon, Agnès Devictor a publié au CNRS Politique du cinéma iranien : de l’ayatollah Khomeini au président Khatami. Une étude qui la pousse à s’intéresser à Shahid Morteza Avini, « l’une des grandes figures de la guerre Iran-Irak (1980-1988) ».
Praticien et théoricien, Moretza Avini s’est engagé « dans la Révolution par le cinéma documentaire ». Convaincu que cette forme d’expression pouvait contribuer « à penser les transformations politiques de l’Iran », convaincu qu’elle peut ― davantage que le cinéma ― lui permettre d’embrasser plus largement le territoire iranien, convaincu également que la Révolution lui offre d’enregistrer différemment le monde et de modifier le regard que le spectateur porte sur lui, Moretza Avini s’emploie à « rester au plus près du réel ». Ce qui implique une patiente imprégnation de son équipe sur les lieux du tournage. Aller au devant des populations villageoises, se mettre à leur écoute, enregistrer les gestes et les paroles que la Révolution a permis de libérer, telles sont les consignes et les méthodes observées par le cinéaste. La caméra devient ainsi pour les villageois « un instrument de médiation avec le nouveau pouvoir ».
Engagé pendant les huit années consécutives de la guerre Irak-Iran (1980-1988) dans le tournage de la « défense sacrée », Avini « se livre à la quête d’une vérité philosophique de la guerre à partir de son travail cinématographique ». Parallèlement, il invite le spectateur à une véritable démarche mystique et à un questionnement, au-delà des apparences, sur le sens profond de cet événement. Cette incessante interrogation sur le visible et l’invisible place Avini « dans la lignée de la philosophie chiite ». Cependant, si Avini, grand admirateur de John Ford et d’Alfred Hitchcock ― « le grand maître du cinéma mondial »―, réussit à « concilier le régime islamique avec la modernité politique et esthétique », il se refuse aussi à renoncer à toute pensée critique. Plaidant pour l’adoption des techniques occidentales, Avini est « accusé de pactiser avec l’ennemi ». Il incarne la figure de l’intellectuel « refusant d’arrêter de réfléchir aux défis du monde moderne, une fois la révolution accomplie. »
g. Amir Reza Koohestani : une figure théâtrale de passeur
Longtemps muselé par le joug du régime islamique, le théâtre iranien connaît aujourd’hui un vent de folie libératrice qui le fait renaître de ses cendres. Les troupes se multiplient, les jeunes auteurs, comédiens et metteurs en scène rivalisent de talent. Figure de proue du théâtre iranien, Amir Reza Koohestani est considéré, jusqu’en Europe, comme un véritable passeur. Son écriture, qui puise « dans les conventions scéniques héritées du théâtre traditionnel » tout en s’attachant à aborder des sujets d’actualité, oscille entre symbolisme et réalisme et offre une grande diversité. « Monologues intimes, dépouillement du plateau, noirceur scénique » sont là pour servir les thèmes de prédilection du dramaturge : « usure du quotidien, incommunicabilité des êtres, réclusion des figures féminines et solitude des personnages ». Explorées par la philosophe Liliane Anjo, doctorante à l'EHESS, toutes ces données novatrices, - auxquelles s’ajoutent les multiples possibilités d’interaction avec le public -, contribuent à faire de Koohestani un dramaturge très apprécié des jeunes générations. Beaucoup moins du ministère de la Culture et de la Guidance islamique, qui lui ont refusé la représentation de sa pièce Va ruz hargez nayâmad (« Et le jour n’advint jamais »).
h. Polygynie et art
En matière d’art contemporain, l’Iran a opéré ces dernières années un revirement considérable. Désormais ouvert à l’art occidental, l’Iran actuel compte trois réseaux. Les artistes du « réseau officiel » développent une esthétique islamico-révolutionnaire. Les semi-officiels, de loin les plus en vogue et les plus innovateurs, bénéficient d’une marge de manœuvre plus large. Composé d’artistes indépendants, le troisième réseau est un réseau souterrain, qui vit en marge des circuits reconnus par le régime de la République islamique d’Iran. Par ailleurs, la figure de l’artiste jouit aujourd’hui en Iran d’une véritable fascination. L’historienne Alice Bombardier, doctorante à l’EHESS, travaille actuellement sur les peintres iraniens contemporains. Le sujet de son étude est la famille Sinaï, une famille d’artistes téhéranais, partagée comme tant d’autres, entre modernité et tradition. Le cinéaste Khosrow Sinaï consacre son travail à la vie et à l’oeuvre des peintres, notamment à l’œuvre picturale de ses deux épouses, Gizella Varga Sinaï (née en 1944) et Farah Ossouli (née en 1953). Les deux épouses évoluent dans le même atelier. D’origine hongroise, Gizella Varga Sinaï, divisée entre deux civilisations différentes, s’intéresse aux vieux mythes, intègre dans ses peintures modernistes les bas-reliefs de Persépolis et s’interroge sur ce qui relie le présent au passé. Graffitis et calligraphie se mêlent, qui associent impressions d’orient et pratiques occidentales. De son côté, Farah Ossouli s’inspire des anciennes épopées iraniennes et fait de la femme son héroïne privilégiée. À noter cependant que la nudité de sa Vénus — tableau inspiré de La Naissance de Vénus de Botticelli — disparaît sous une superposition de voiles, tête recouverte d’un foulard ! Quant à la nymphe que le peintre italien a représentée aux côtés de la déesse, elle a été remplacée ici par un homme qui tend à Vénus le tchador dont elle doit se vêtir! Provocation ? Contestation ? Ou au contraire, symbiose avec le régime politique actuel ? Il m’est difficile de le dire et de m’en faire une idée précise !
Ensemble, les deux artistes ont fondé le premier groupe de femmes peintres iraniennes, Dena. Ce collectif, qui réunit des « artistes femmes de différents styles et visions », « a pour but de présenter les artistes femmes en Iran et à l’étranger comme des professionnelles indépendantes ».
Quant à la polygynie, considérée en Iran comme un statut « d’arriération », les deux épouses Sinaï ont réussi, grâce à leur personnalité d’artistes, à lui rendre ses lettres de noblesse. Et à lui faire acquérir sa stature « avant-gardiste ». Être artiste à Téhéran, c’est aussi assumer la fonction de ciment de la société iranienne. Dans le paradoxe du marginal et de l’élitaire, de la singularité et de l’excellence.
i. Morteza Goodarzi, le barde du Khorasan
Vaste empire culturel aux ramifications complexes, le monde musical iranien connaît lui aussi, comme les autres domaines d’expression, le clivage entre tradition et modernité. Ce clivage alimente le discours d'Ariane Zevaco, dont les recherches anthropologiques actuelles portent sur les « modes de représentation de la musique » en Iran, Tadjikistan et Afghanistan. Ariane Zevaco a choisi de « dresser le portrait d’un musicien iranien du Khorasan » et d’en suivre la trajectoire. Formé au répertoire traditionnel des bakhshi, ou bardes, Morteza Goodarzi, qui reste très attaché au répertoire de sa région, explore néanmoins des voies nouvelles, notamment en réservant à la poésie une place de premier choix. Tenter de concilier le passé et le présent engendre des conflits générationnels. Se départager de ses maîtres oblige Goodarzi à rechercher sans cesse le juste équilibre entre ce qui est reconnu par le monde musical iranien et ce qui est soumis à la censure. À ces difficultés s’ajoutent les problèmes liés aux régions éloignées de la capitale. Ce qui implique pour Goodarzi de « trouver un espace culturel commun » tout en cherchant à concilier le répertoire traditionnel populaire de chant et les projets tournés vers l’Europe.
j. L’escalade, une voie vers l’émancipation ?
Docteur en anthropologie, Eric Boutroy s’intéresse aux sports de montagne et notamment à l’engouement des jeunes Iraniens pour l’escalade. Nombreux sont les jeunes gens qui, comme le couple résolument moderniste de Maryam et Hamid, pratiquent cette activité. Derrière le rayonnement de ce sport en pleine expansion, c’est un choix de vie qui se dessine, une façon d’affirmer son individualité face à une société répressive, viscéralement attachée aux institutions et aux convenances. Ouverte à la mixité, la montagne est pour ses adeptes, un espace éphémère de liberté, un « territoire de décontraction et de convivialité où il est possible de tempérer la pression des lois ordinaires ». Mais le monde de l’escalade est loin d’être unifié. À côté d’une jeunesse émancipée qui pratique l’escalade dans des tenues adaptées à ce sport, l’on rencontre des familles populaires qui varappent avec des équipements démodés. Sans parler des miliciennes montagnardes chargées de veiller à la bonne tenue des sportifs et de rappeler les codes de bonne conduite. Les « Sisyphes de Téhéran » ont encore fort à faire pour ruser avec les codes d’une société islamique extrêmement contrôlée.
II. NATIONALISME ET POUSSÉES IDENTITAIRES
Quelles que soient leurs origines, leurs activités et leurs formations, quels que soient aussi leur itinéraire culturel et religieux, les Iraniens sont soudés par « un fort sentiment d'orgueil national » qui fait de « l'iranocentrisme » une dimension incontournable. Encouragé par la dynastie préislamique des Pahlavis (1925-1979), ce sentiment national, qui puise ses racines dans la conviction d'appartenir à l'une des plus anciennes et des plus brillantes civilisations, s'est exacerbé sous les visées centralisatrices et unificatrices de la République islamique. Ce sentiment se traduit aujourd'hui « par une forte xénophobie envers les Arabes », les Turcs, les Anglais, les Russes, les Américains. Outre l'Iran, ce nationalisme englobe « le monde iranien » ― sarzamin-e Irân incluant l'Afghanistan, l'Asie centrale et le Caucase. Alimenté par une grande diversité ethnologique, linguistique et religieuse, le nationalisme iranien s'accompagne de fortes poussées autonomistes et indépendantistes qui inquiètent le pouvoir actuel.
a. Islam sunnite en Iran, le renouveau
Chargé de conférences à l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM) de Paris, Stéphane A. Dudoignon présente pour La Pensée de midi un dossier consacré au renouveau de l’islam sunnite dans le Baloutchistan. Conduit par un puissant clergé de mawlawi*, ce renouveau a pris la place, peu à peu, des idéologies précédentes : celle qu’avait imposée la monarchie pahlavie puis celle de la République islamique. Au cours des années 1970, les mawlawi du Baloutchistan se sont hissés au rang des premiers promoteurs du sunnisme, de sorte que ce vaste mouvement confessionnel place désormais le Baloutchistan au cœur des préoccupations de l’Iran.
La République islamique, passée depuis le tournant du XXIe siècle aux mains des Pasdaran (« les intransigeants champions du centralisme politique »), se heurte aujourd’hui aux identités confessionnelles complexes qui ont remplacé les communautarismes ethniques. À la tête des élites mawlawi, le puissant Mawlana ‘Abd al-Hamid, « recteur d’une madrasa sunnite d’audience internationale » et « l’un des plus visibles promoteurs actuels de la cause sunnite d’Iran. » Conquise de haute lutte, cette cause met en lumière les conflits qui couvent dans le monde de l’islam et opposent les sunnites aux chiites conservateurs assujettis au gouvernement militaire de Pasdaran.
« * Le terme mawlawi désigne,dans le monde persanophone, les clercs de l’islam sunnite formés depuis le XIXe siècle dans le sous-continent indien — par opposition aux mulâ chiites, ainsi qu’aux dàmullà sunnites éduqués en Afghanistan ou en Asie centrale.
b. Chehregani, un opposant au régime islamique
Docteur de l’université Paris VIII, Gilles Riaux porte son attention sur la trajectoire de Mahmoud ‘Ali Chehregani, leader d’une organisation nationaliste azerbaïdjanaise, la GAMOH. Cet organisme, qui accuse l’État de mener une politique de répression systématique contre l’ensemble des autres groupes ethniques, revendique pour l’Azerbaïdjan, province du nord-ouest de l’Iran, « une large autonomie dans le cadre d’un Iran fédéral ». Opposant au régime de la République islamique, Chehregani s’est engagé dans une carrière militante qui l’a conduit, depuis sa nomination, en 1990, à l’université de Tabriz ― où il défend la langue turco-azerbaïdjanaise ― jusqu’à son engagement politique aux législatives de 1996 auxquelles il s'est présenté en candidat indépendant, jusqu’à l’exil qui a mis fin à ses activités sur le sol iranien. Des États-Unis, où il vit aujourd’hui, il continue de plaider la cause des Turcs azeris. Et le séparatisme d’avec le régime islamique.
III. LES GRANDES FIGURES EMBLÉMATIQUES DE L’IRAN : DE L’AYATOLLAH AU POÈTE
L’ayatollah ― « signe de Dieu » ―, le gardien de la Révolution, le chef tribal, l’archéologue et le poète comptent parmi les figures emblématiques de l’Iran.
a. Mojtahed Shabestari, théologien chiite
Après avoir souligné que le chiisme était, comme toute autre religion, soumis à ses propres contradictions internes, Yann Richard, professeur à Paris III et auteur de nombreux ouvrages sur l'Iran, se penche sur la personnalité de Mohammad Mojtahed Shabestari. Issu d'une famille cléricale chiite d'Azerbaïdjan, Shabestari, né en 1936, est un éminent théologien, longtemps engagé, comme nombre de ses pairs, dans des mouvements politiques. C'est d’abord, au début des années 1960, contre les réformes mises en place par le chah que s'oriente sa lutte. Dans cette optique, il publie un opuscule qui réfute les arguments en faveur du droit de vote des femmes. Puis il se lance dans une réflexion sur les communautés hétérodoxes et sur le respect qui leur est dû. Selon Shabestari, « la société islamique idéale » devrait « permettre aux différentes convictions de s'exprimer ». Après « une période d'activisme révolutionnaire mesuré », l'ayatollah Shabestari « se réfugie dans le quiétisme », se passionne « pour la philosophie mystique, l'herméneutique des textes sacrés et pour la pensée occidentale en matière de science politique » (Erich Fromm et Herbert Marcuse). Et « pose la liberté comme condition de la foi ». Un discours qui « brise le monolithisme de la pensée traditionnelle sur l'adhésion religieuse en osant des formulations qui bouleversent les systèmes théologiques ». Un itinéraire original et contrasté que celui de ce théologien pour qui l'approche du Coran doit être soumise à une sérieuse remise en question. Une prise de position qui a valu à Shabestari « une mise à la retraite anticipée de la faculté de théologie de l'université de Téhéran par l'actuel régime ».
b. Reza Kashani ou l’itinéraire d’un « gardien de la Révolution islamique »
Directeur de recherche au CNRS et géographe, Bernard Hourcade trace le portrait d’un personnage aux contours fluctuants et évolutifs, Reza Kashani, « gardien de la Révolution islamique ».
Fils d’un employé municipal de Chiraz, étudiant en économie, Kashani nourrit depuis sa période estudiantine un rêve d’indépendance pour son pays. Un pays libéré des tutelles étrangères qui aspire à davantage de libertés individuelles. Contraint de servir le clergé chiite, « qu’il accuse d’avoir trahi ses idéaux révolutionnaires », Kashani poursuit l’ambition de servir l’État selon trois principes auxquels il reste attaché : Indépendance, liberté, république islamique.
La guerre contre l’Irak en 1980, l’invasion de l’Iran, les conflits internes au pays, poussent Kashani à s’enrôler, avec d’autres, dans la milice des « gardiens de la Révolution islamique ». Sorti victorieux de la guerre, Kashani et ses compagnons révolutionnaires poursuivent le combat « du front intérieur ». Il s’agit de bouter hors du pouvoir le clergé chiite devenu très puissant. Au sortir de ce dernier conflit, en juillet 1988, les révolutionnaires sont épuisés. Mais Kashani, qui s’est remis de graves blessures, retrouve son énergie de leader et son talent d’orateur. Général à trente-trois ans, Kashani abandonne son histoire militaire et reprend ses études. Docteur en sciences économiques, devenu haut fonctionnaire au ministère du Plan et du Budget, cet homme de l’élite iranienne travaille « sur les politiques de développement des régions marginales ».
Mais la politique conduite par Ahmadinejad, dont il est cependant proche sur le plan idéologique, le déçoit, et Kashani s’interroge sur ce qu’est devenue aujourd’hui la République islamique. Cet héritier de Khomeyni, révolutionnaire ouvert aux changements, prépare avec ses amis les élections présidentielles de juin 2009. Sans doute en vue de « réaliser enfin ses ambitions de jeune révolutionnaire » !
c. Â Ja’far-Qoli Rostami, dernière grande figure tribale
Ethnologue, directeur de recherche au CNRS, Jean-Pierre Digard est l’auteur, avec Bernard Hourcade et Yann Richard, d’un ouvrage intitulé L’Iran au XXe siècle : entre nationalisme, islam et mondialisation. Dans le dossier consacré à l’Iran, Jean-Pierre Digard s’intéresse à l’une des dernières figures emblématiques du monde nomade du Khuzestan, le chef de la tribu bakhtyâri, Â Ja’far Qoli Rostami.
Disparu le 4 avril 2003 à l’âge de quatre-vingt-deux ans, Rostami est l’un des derniers représentants de la nomadisation telle qu’elle existait encore avant l’arrivée au pouvoir, en 1921, de Reza Chah. Et l’un des résistants à la réforme tribale décidée par le Chah. Les opposants à cette réforme en trois volets ― sédentarisation, déculturation, détribalisation ―, firent l’objet d’une violente répression. Affaiblies par la misère et la famine, soudain privées de leurs chefs, les tribus subirent une profonde désorganisation dans leur fonctionnement interne. Avec l’arrivée au pouvoir de Mohammad Reza, fils de Reza Chah, et la Seconde Guerre mondiale, les tribus reprirent les armes et les nomadisations. Dans le même temps, les chefs de tribus rivales — Mortezâ Qoli Khân Samsâm et Abd ol-Qâsem Khân Bakhtiyâr — se lancèrent dans de nouvelles luttes sanguinaires. C’est dans ce contexte exacerbé que grandit Ja’far-Qoli Rostami. Fasciné par les armes et partagé entre les deux tribus rivales qui le réclament l’une et l’autre, Rostami participe à toutes les aventures militaires de sa région. Souvent menacé par ses activités clandestines, dont le trafic d’armes, engagé tout au long de sa vie dans les violents conflits qui opposent l’Etat iranien aux tribus — parmi lesquelles celle des Bakhtiyâri —, Rostami apparaît comme un leader tribal qui a bien du mal à se défaire de l’image de guerrier qui est la sienne depuis tant d’années. Il finit pourtant ses jours au milieu de ses poules, dans une petite maison paysanne qu’il partage avec son unique épouse, Bibi Irân.
d. Regards sur l’archéologie en Iran
Ali Mousavi, archéologue, et Nader Nasiri-Moghaddam brossent pour ce dossier Iran les grandes lignes de l’histoire de l’archéologie. Au terme de leur parcours, l’un et l’autre concluent en soulignant les divergences d’objectifs et d’enjeux poursuivis par les archéologues occidentaux et iraniens. Aux visées culturelles, commerciales et patrimoniales des uns répondent les visées nationalistes des autres. Redécouvrir le passé alimente la fierté du peuple et permet de dénoncer l’ingérence des grandes puissances dans le patrimoine iranien.
C’est en 1941, au moment où Mohammad Reza (1941-1979) prend la place de son père, que l’archéologie iranienne amorce un tournant important de son histoire. C’est la première fois en effet que travaillent côte à côte, sur les sites antiques, équipes archéologiques iraniennes et missions étrangères. Fereydoun Tavallali, « premier diplômé d’archéologie de l’université de Téhéran » entreprend des fouilles dans la région du Fârs. Mohammad Taqi Mostafavi prend la tête de la Direction générale de l’archéologie et Ali Sâmi entreprend des fouilles à Persépolis et à Pasargades dès 1949. Vient ensuite Ezatollâh Negahbân à qui l’on doit la « réorganisation et l’essor de l’enseignement de l’archéologie en Iran » et la fondation de l’Institut archéologique de l’université de Téhéran.
« À la veille de la Révolution islamique de 1978, on comptait plus de cinquante missions iraniennes et internationales travaillant sur différents sites du pays. » La République islamique a mis fin à cette coopération ainsi qu’à toute activité de recherche dans ce domaine, considéré par les révolutionnaires comme une appartenance au passé monarchique de l’Iran.
Aujourd’hui, « le régime protège et valorise les antiquités préislamiques iraniennes ». L’archéologie est au cœur des défis iraniens de la modernité.
e. Ahmad Châmlou, poète
Dernier personnage de ce dossier Iran, le poète Ahmad Châmlou (1925-2000) nous est présenté par l’interprète et traductrice Azita Hempartian, « membre du corps académique iranien ».
Genre littéraire majeur hérité du passé, figée dans les contraintes formelles imposées par la tradition, la poésie était intouchable en Iran. Et de ce fait, considérée comme impropre à accueillir des idées neuves. Pourtant, après les graves crises qui ont bouleversé l’Iran au début du XXe siècle, deux noms ont émergé dans le monde poétique : celui de Nimâ, dont le recueil Afsâne, publié en 1921, marque un tournant dans la poésie persane. Celui ensuite de Châmlou, « qui incarne mieux que quiconque les passions et les paradoxes iraniens. Les passions, car le rêve premier de tout Iranien n’est pas d’être ingénieur, professeur ou diplomate, mais poète. Les paradoxes, car cette passion se double d’une vénération pour la métrique et la prosodie persane classiques, celles de Hâfez et de Saadi. »
Or Châmlou, dont l’histoire personnelle a été traversée par des engagements contradictoires et mouvementés ― sympathisant nazi au temps de son adolescence, puis plus tard adhérant au parti Toude, « principale formation de la gauche iranienne » ―, balaye ces règles classiques et fait de la rue et de l’usine le décor de sa poésie. Engagé dans les combats contre la dictature et l’oppression du peuple, Châmlou invente une « poésie sociale et avant-gardiste », dont témoigne le recueil L’Air frais. Certains poèmes de ce recueil, écrits en prison, expriment la colère de Châmlou à l’encontre d’une tradition millénaire et archaïque, qui impose son hégémonie jusque dans la forme poétique. En rupture perpétuelle avec la société iranienne dont le vide culturel lui paraît vertigineux, Châmlou opte pour le journalisme et les médias. Des armes peu appréciées des intellectuels, qui offrent cependant au poète un vaste tremplin pour diffuser ses idées. Également en rupture avec Nimâ, son maître en poésie, Châmlou, très marqué par la fréquentation constante des grands poètes occidentaux (Langston Hughes, Yannis Ritsos, Zoltan Zelek, Jacques Prévert, Paul Éluard, Jean Cocteau, Alain Lance, Pierre Reverdy, Paul Fort, Bertolt Brecht, Federico García Lorca… ) crée le vers blanc.
Décidé à évoluer ― Les Mélodies oubliées, publiées après la guerre, sont marquées par un lyrisme romantique mais Déclaration est d’inspiration sociale ―, Châmlou se veut « résolument moderne ». Une modernité qui passe par la lutte contre l’oppression asphyxiante de tous les tabous. Jusqu’au cœur de sa création.
La poésie, qui a changé en profondeur et le poète et la vie du poète, changera-t-elle aussi, progressivement, le monde iranien ? C’est sur cet espoir que se termine ma lecture, toujours brûlante, de ce dossier.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) Laure Adler/Isabelle Eshraghi, femmes hors du voile ;
- (sur Terres de femmes) La Pensée de midi, n° 19/« Qui menace qui ? » ;
- (sur Terres de femmes) La Pensée de midi, n° 20/« Beyrouth XXIe siècle » ;
- (sur Terres de femmes) La Pensée de midi, n° 22/« Mythologies méditerranéennes » ;
- (sur Terres de femmes) La Pensée de midi, n° 23/« Tanger, ville frontière » ;
- (dans le Magazine de Zazieweb) Revue des revues V : La pensée de midi. Penser le monde méditerranéen, par Angèle Paoli.
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