C'est dans une de ces vitrines de la somptueuse bibliothèque du Trinity College de Dublin -celle là même qui abrite l'une des plus célèbres scènes du Ulysse, de Joyce - qu'est enfermé le livre des Kells (Book of Kells). Ce manuscrit du IXeme siècle témoigne de l'influence culturelle irlandaise. Le texte en latin est écrit en demi onciale gaélique. Il est magnifiquement enluminé et possède de nombreuses illustrations en pleines ou doubles-pages. Outre ces grandes illustrations et les capitales oeuvrées, on y trouve également de petites illustrations très finement exécutées.
J'ai vu pour la première foi deux de ces livres (l'ouvrage comporte 4 volumes, dont la couverture a malheureusement disparu. Deux sont exposés dans une chasse, les deux autres sont conservés à l'abri des regards) en 1980, lors d'un voyage linguisitique en Irlande. Mais j'avoue qu'alors, ce qui m'a le plus passionné était la chasse elle-même : stérile, elle comportait un mécanisme qui permettait de tourner automatiquement une page chaque jour. L'écrin avait été offert à la bibliothèque par l'éditeur suisse d'un fac-similé du Book of Kells qui avait conçu ce mécanisme afin de pouvoir photographier le livre dans son intégralité sans qu'il soit nécessaire de le manipuler, le protégeant ainsi de l'acidité d'éventuelles sécrétions humaines ainsi que des voraces bactéries qui se seraient régalées du parchemin manuscrit.
Ce n'est que plus tard que j'ai porté mon attention sur le livre lui même. Considéré un temps durant comme l'objet le plus précieux d'Occident, le livre de Kells, dont Umberto Eco dit qu'il est "le produit d'une hallucination de sang froid", fut rédigé au IXe siècle lors que le christianisme irlandais, déjà affirmé, se répandait dans toute l'Europe grâce aux moines de l'île qui convertissaient les populations d'Europe à coup de baffes dans la gueule si nécessaire.
Il s'agit certainement de ce que l'on appelle un évangile d'autel, destiné à être employé pour les célébrations. La fonction du livre des Kells est donc éminement démonstrative contrairement aux évangiles de poche dont les enluminures sont généralement plus propices à la méditation. Le style vernaculaire de l'écriture - la demi onciale insulaire, comme disent les spécialistes - le dispose à être admiré par le public de l'époque tandis que son texte - en latin - en réserve la lecture aux seuls érudits.
Probablement écrit à Iona, une île proche de l'Ecosse occidentale, le manuscrit a ensuite longtemps appartenu au monastère de Kells (d'où son nom) avant de rejoindre le Trinity Collège au XVIIIe siècle. Il est exposé dans la long room de la bibliothèque depuis le XIXe siècle. Le style graphique mèle allégrement les références les plus érudites à l'iconographie la plus triviale, permettant ainsi à plusieurs niveaux symboliques de s'entrelacer en donnant du grain à moudre à tous les lecteurs, qu'ils soient savants ou ignares. Complexe, incroyablement travaillée, inspirée et populaire, la réalisation de l'ouvrage n'a pourtant pas demandé des années de travail. De récentes études tendent à prouver qu'à raison de six heures de travail quotidien, le livre a pu être copié en soixante jours, les peintres se consacrant alors aux illustrations en pleine page. Les vignettes étant réalisées par la suite dans des emplacements laissés en réserve par les copistes.
Témoin d'un temps révolu, de la splendeur passée de l'Irlande et d'une culture mélant joyeusement art populaire et raffinement, le livre de Kells est un chef d'oeuvre qui aujourd'hui encore se laisse admirer mais jamais saisir. Un jour j'emmènerai mes fils là bas, on regardera les filles, ils boiront leur première stout et on ira faire un tour dans la bibliothèque du Trinity Collège. Je leur raconterai alors ce que je viens d'écrire...