Passant la semaine de Pâques sous d'autres cieux, entre processions et ibéricos de bellota, je n'ai ni vraiment le temps ni vraiment l'envie d'alimenter Tabula Rasa ou même de répondre aux derniers commentaires. On fera ça la semaine prochaine sans doute. Ceci dit, il y a deux livres dont j'ai dit le plus grand bien il y a déjà quelques temps qui viennent enfin d'être traduits. Je vais donc reposter ici ce que j'en disais alors. On commence avec "Kafka aux fourneaux" ("Varieties of disturbance en vo), recueil de Lydia Davis paru chez Phébus en février. Je ne pense pas avoir vu beaucoup de papiers à son sujet dans la presse francophone alors qu'il s'agit d'un excellent livre. Mes impressions d'il y a 18 mois ci-dessous. (Et si vous voulez une vision moins positive, c'est par ici.)
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Ecrivain-traducteur, voilà une vocation qui sera familière aux lecteurs réguliers de ce blog. Il en existe aussi aux Etats-Unis : elle traduit les grands noms français (Proust, Leiris, Jouve, Blanchot, Butor…) et écrit des nouvelles, souvent (six recueils), et des romans, parfois (un). Bien que Phébus ait publié deux de ses livres et la République lui ait décerné titre de chevalier des Arts et des Lettres, elle reste peu connue chez nous. Qui est-ce ?
Lydia Davis, félicitations dans le fond de la classe (oui, c’est vrai, c’était dans le titre, mais ça prouve que vous suivez quand même). On nous dit dans beaucoup de papiers disséminés ici ou là par des vents plus ou moins favorables que ses nouvelles sont à classer dans le rayon avant-garde de votre bibliothèque – concrètement ça veut dire à laisser dans les étagères des libraires indépendants, puisque, hein, bon, vous comprenez, enfin… Ce qualificatif ne me paraît pas vraiment convenir : ce qui se passe, c’est que Davis nous convie en permanence à réévaluer notre rapport à la nouvelle, à revoir, en somme, la copie de la petite définition de la forme courte qui, à tous, nous peuple la tête dans sa tournure la plus commune. « Varieties of disturbance », son dernier recueil, n’échappe pas à la règle davisienne, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de règles mais que étrangement, on y retrouve toujours nos petits. On est aussi perplexe et admiratif qu’un officier de police qui se rendrait compte que, tout compte fait, le trafic à un carrefour est parfois plus fluide sans signalisation qu’avec. C’est beau la liberté quand elle est mise au service du talent.
Prenons “We Miss You: A Study of Get-Well Letters From a Class of Fourth-Graders”, un des plus long textes du livre. Il s’agit apparemment de l’analyse, des années après, de lettres composées par de jeunes écoliers. Que nous disent-elles sur leurs relations amicales, leurs loisirs, la famille, les conditions de vie ? Et qu’en est-il de leurs capacités psychologiques et intellectuelles ? Ecrit dans un style technocratique, avec la rigueur froide du sociologue ou de l’anthropologue, Davis pourrait tester la patience du lecteur qui se demanderait, après cinq pages, « à quoi bon ? J’ai compris ! ». Eh bien non, il y a autre chose. Il y a d’autres choses. Il n’est d’abord pas surprenant que le lecteur un tant soit peu attentif voie émerger de cette dissection distanciée, sans émotion, une narration, un univers auquel il rapportera ses propres connaissances, injectant ainsi l’expérience de sentiments a priori absents. Mais ce n’est pas vraiment là l’essentiel. Je ne sais plus où j’ai lu que, malheureusement, on ne s’attachait pas aux écoliers auteurs de ces lettres – sous-entendu : il nous faut des personnages forts et on ne les a pas, c’est pas bien- et ce n’est pas faux, mais c’est passer à côté de ce qui importe vraiment. Qu’est-ce donc ? Eh bien, on vient de lire vingt-trois pages d’un rapport qui aurait dû être barbant, qui n’aurait pas dû être du domaine littéraire et pourtant, miracle des miracles, on identifie, on reconnaît une nouvelle dans ce qui paraissait ne pas en être. C’est ça, la grandeur de la pratique, de l’art de Lydia Davis : l’épiphanie, l’éblouissement là où ne s’y attendait pas, sans se forcer, sans nous forcer à la suivre, hein, juste comme ça parce que dans ses pages, il n’y a pas besoin d’explication : tout a force d’évidence.
Et ces nouvelles, qui font de deux lignes à quarante pages sont toutes comme ça.
Hop, un exemple, en voici une dont le titre (très important chez Davis) est « Index Entry » :
Christian, I’m not aElles ont l’air bizarre, mais au bout de 5 ou de 1500 mots, c’est le reste qui l’est, tant on s’y sent à l’aise, on a envie de relire et de s’amuser encore là-dedans, dans ce cocon d’étrangeté familière. Si je pouvais construire une bibliothèque en réseau, un machin qui fonctionnerait autrement qu’alphabétiquement, je mettrais les livres de Lydia Davis en relation avec ceux de David Markson et de George Saunders pour la bonne raison que ça me plait de voir les choses ainsi, d’imaginer une relation entre elle et ces deux autres écrivains aux univers différents mais qui partagent tous quelques choses d’importance capitale : un sens de la phrase unique, un humour qu’on aurait dit, il y a quelques années, décalé mais qui est surtout authentique et euphorisant, et puis des idées, ben, comment les qualifier, des idées, de vraies idées, et c’est rare. Try again. Fail again. Fail better ? Pour Lydia Davis, on aurait presque envie d’enlever le fail.
Lydia Davis, Varieties of disturbance, Farrar, Strauss & Giroux, $13.00