Première prédiction de la Passion : Mc 8, 31-37.
Et il commença de leur enseigner... : c'est évidemment un nouveau commencement, une nouvelle manière de parler, une nouvelle étape dans la formation des Douze.
Qu'enseigne Jésus ? Le Fils de l'homme doit beaucoup souffrir, être rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, être tué et, après trois jours, ressusciter : et c'est ouvertement qu'il disait ces choses.
Jamais auparavant Jésus n'avait fait la moindre allusion à ce genre d'enseignement qui introduit en vérité jusqu'au plus creux de son mystère. Il dit qu'« il doit ». Tout ce qui commence désormais appartient donc au plan du salut, au dessein de Dieu pour la rédemption de l'humanité.
Le Fils de l'homme : désignation mystérieuse ; dans la tradition apocalyptique, elle revêt une connotation du Messie dans la gloire. Ici, elle est plutôt utilisée dans un contexte de très grande humilité, d'humiliation totale.
beaucoup souffrir, être rejeté : être rejeté par les anciens, les grands prêtres, les scribes, autrement dit par ceux qui détiennent le pouvoir culturel, les classes sociales qui avaient pignon sur rue.
être tué et, après trois jours, ressusciter : et c'est ouvertement qu'il disait ces choses : nous comprenons alors que Jésus, jusqu'à ce moment, n'a pas parlé ouvertement. Il a d'abord attiré les siens - les Douze en particulier - par la fascination qui émanait de lui, par son pouvoir de faire des miracles et par sa bonjé. Il les a établis dans une confiance totale à son égard. A présent qu'ils forment une petite équipe bien soudée, il peut leur parler en toute clarté.
Paroles claires, oui, mais qui sont extrêmement dures à entendre puisqu'il parle de mourir : être rejeté, tué. C'est vrai, il y a bien la perspective de la Résurrection, mais c'est tellement mystérieux que les disciples ne comprennent pas encore.
C'est pourquoi le mystère demeure dans sa totalité et crée aussitôt chez les Douze une sensation d'effroi et de désarroi qui s'exprime, tout de suite après, dans l'intervention de Pierre (v. 32b-33). Elle manifeste la réaction de l'homme ordinaire, de chacun de nous : cela ne se produira pas, cela n'a aucun sens. Expression de notre incapacité à comprendre le mystère de Dieu tel qu'il se manifeste à nous dans sa réalité, dans sa vérité, en Jésus Christ.
Quand d'une connaissance extérieure du mystère de Dieu en Christ nous passons à sa compréhension véritable : le mystère du Christ rejeté et mort pour nous, notre première réaction pourrait bien être exprimée par les mots de Pierre : Mais pourquoi, pourquoi ? C'est absolument impossible...
Les Douze comprennent bien, sans doute, que si telle est la voie que le Maître va suivre, il leur est destiné quelque chose de semblable. Leur sort, à l'avenir, ne sera certainement pas rose. Tout leur horizon s'obscurcit de lourds nuages.
Jésus dit alors à Pierre qu'il ne comprend rien au plan de Dieu. Dans la personne de Pierre, les Douze vont être confrontés au plan véritable de Dieu. Ils sont mis face à la dure réalité du projet du Seigneur, réalité très mystérieuse, inacceptable pour la simple logique humaine. Eux, pourtant, parce qu'ils aiment Jésus, parce qu'ils vivent en sa compagnie, ne peuvent plus la rejeter. Leurs réactions intérieures ont beau les contrarier, ils sont totalement pris par la personne du Seigneur, au point qu'il le sait, lui, il peut leur parler ouvertement. Il n'empêche que ses paroles demeurent très dures à entendre.
Aux versets 34-37, la situation de Jésus est proposée comme condition faite aux disciples. Jésus leur a parlé clairement de lui, de son destin, et cela suscite l'étonnement, l'effroi, le désarroi des apôtres. Maintenant, il entreprend, petit à petit, de transposer son propre chemin, son mystère de Fils de l'homme dans la vie de ceux qui le suivent. Ce que les apôtres, inconsciemment peut-être, redoutaient se produit : le chemin de Jésus est le chemin de ceux qui sont les siens.
Le verset 34 le souligne ainsi : Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même.
Si nous pensons à Pierre qui renie Jésus en disant qu'il ne le connaît pas, nous pouvons dire que l'expression « qu'il se renie lui-même » veut précisément signifier : je ne me connais
pas, je ne tiens plus compte de ma vie, je ne me prends pas en considération. C'est ce que dira Paul pour résumer sa vie - dans son discours aux anciens d'Ephèse, en Ac 20, 18-24.
Jésus poursuit : Qu'il se charge de sa croix, autrement dit : de tous les désagréments que comporte la suivance du Christ, et : qu'il me suive.
Toute la force de l'injonction repose dans le verbe « qu'il me suive ». Tout ce qui a été dit au préalable et ce qui suit sont les préliminaires indispensables pour pouvoir être avec Jésus et persévérer dans ce compagnonnage.
Nous pourrions élargir notre réflexion à tout ce qui se rapporte spécifiquement à cette suivance de Jésus, dans les autres chapitres, surtout dans le chapitre 10. Nous n'avons ici que la première des remarques concernant le mystère du Royaume. La même exigence est précisée de diverses manières dans les chapitres suivants.
J'ai recueilli quelques passages sous le titre « Jésus et les siens », pour mettre en évidence que son enseignement au petit groupe des Douze peut pratiquement se résumer comme suit : celui qui a accepté l'appel personnel à me suivre, à être avec moi, doit m'accepter comme je suis (voir Mc 10, 29.38.43-45 ; 13, 13).
L'identité de Jésus, sa manière d'agir, comment sont-elles décrites ? Jésus explique que comme il est, lui, et là où il est, les autres aussi doivent être. Un exemple de ses propos : je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir ; qui de vous veut être comme moi, qu'il soit donc le serviteur de tous.
J'ai tout laissé : le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête ; alors je peux vous demander à vous aussi de laisser père, mère, champs, enfants et tout.
Je suis venu à vous comme quelqu'un qui ne possède rien ; ainsi je suis en mesure de vous demander à vous aussi de larguer les richesses qui ne sont pas conformes avec le Royaume des cieux.
Moi, le premier, je bois le calice de la Passion ; ainsi puis-je vous demander de boire, vous aussi, à mon calice.
J'accepte la contradiction, d'être rejeté par la plus grande partie de mon peuple ; vous aussi, vous devez accepter à votre tour d'être contredits, contestés, d'où que cela vienne, parce que le Fils de l'homme, le premier a vécu cette condition.
Autrement dit, dans les passages d'Evangile évoqués, Jésus demande de choisir avec courage une vie semblable à la sienne. De la choisir dans son coeur, car il ne dépend pas de nous d'être placés dans telle ou telle situation. Ce qui dépend de nous, c'est de choisir dans notre coeur de vivre une vie aussi conforme que possible à celle du Seigneur parmi les hommes.
Choisir le service le plus humble, la position la moins en vue, la condition de vie extérieure la plus modeste ne dépendra pas toujours de nous. Ce qui dépendra de
nous, en revanche, c'est d'avoir dans le coeur ce désir d'être autant que possible là où il est lui.
Ainsi, entre des positions de prestige ou de moindre pouvoir, préférer la seconde. Entre des conditions de plus grandes ou de moindres richesses, préférer ces dernières. Entre des situations de
service confortable ou de pauvreté, préférer la pauvreté.
Voilà comment se dessine l'orientation des choix évangéliques dans cette seconde partie de l'évangile de Marc. Jésus prend les devants pour dire qui il est et il invite chacun à être là où lui se trouve, au moins de coeur, au moins par le désir, parce que telle est la manière de comprendre le sens profond de l'Évangile.
Le choix dont il s'agit est d'une extrême importance parce qu'au-delà de toutes les théologies, de toutes les théories, il rend capables d'entrer dans la compréhension intime de l'Évangile.
Tant qu'on n'a pas fait le choix fondamental d'être là où est Jésus, pas seulement dans son activité publique que décrit la première partie de l'évangile de Marc,
mais tout au long de l'itinéraire qui conduit à la croix, on sera dans l'incapacité de situer les autres vérités évangéliques, de les mettre à leur juste place, de comprendre le rapport qui
existe entre chaque réalité particulière et son fondement qui met toute chose à sa place.
Toute vraie reprise, tout véritable approfondissement de l'esprit, tout ce qui nous rend capables de saisir les situations où nous nous trouvons - notre situation dans le monde, l'état actuel de
l'Église - , tout cela part d'une adhésion renouvelée à la voie de Jésus, telle qu'elle nous est présentée dans la seconde partie de l'évangile de Marc.
C'est le secret évangélique qui nous donne le moyen de comprendre notre place, la place de l'Église dans le monde. C'est le coeur même des requêtes insistantes de Jésus. (à suivre)
Cardinal Carlo Maria Martini, Et Dieu se fit vulnérable. Les récits de la Passion, Cerf 1995, p. 78-83