Le passé regorge d'évidences dont nous aimons à
penser après-coup qu’elles étaient prévisibles. Dès les faits connus, la réalité s’éclaire, et il nous plaît à concevoir que ce déterminisme règlera nos lendemains. Le commun nous donne souvent à
contempler le spectacle de théories plus ou moins floues qui présument avec persistance que toute séquence d’évènements cadastre l’ordre à venir. Dans cet univers enchanté des mathématiques
linéaires, le passé et le futur jouent le même rôle, symétrique par rapport au temps 1. Hélas, des incongruités surviennent, soudaines, et tout chavire. Ainsi les sciences humaines, dominées par
l’incertitude et la subjectivité, restent-elles mal calculables sous les feux du risque ; l’économie, ravagée par le chiffre et ses fantasmes extrapolés, généralement fauxL’année 2003 fut un record :
rarement les organismes ayant à mesurer la conjoncture économique, offices, instituts, et observatoires de tout poil, ne mirent autant à côté de la cible ! Collectivement anticipée comme une
année de reprise, après un mauvais cru 2002 (1%), l’année se terminera avec un taux de croissance de 0,8% …, est un laboratoire à ciel ouvert, et la Bourse, son autel. Des analystes y calculent des moyennes mobiles qu'ils
scrutent à la loupe : ils ont leurs fidèles.
Le Marché-roi ne manque pas de partisans convaincus, de la coque au pont, jusqu’à la vigie, qui ne jurent que par son omniscience. Cet animisme a vite trouvé ses trépieds
2, experts ici, économètres là, tous passés maîtres dans l’art de prédire le passé mais restés à quai dans celui de
penser l’avenir. La prévision boursière a ses propres oracles, assurés depuis Charles Dow que les courbes de prix recèlent tout ce qu’il y a à savoir pour cibler les cotations futures. Les cours
stockent toute l’information, aussi bien la stratégie de l’entreprise que ses perspectives industrielles, la conjoncture économique que la psychologie des traders. Bref, le Marché connaît
lui-même son avenir : le lapin est dans le chapeau, et les magiciens nombreux, baguette graphique en main, pour l’en faire sortir. Cet évangile du chartisme fut celui de John Magee
3, un analyste technique des origines qui opérait depuis un bureau dont il avait condamné les fenêtres
4-1 afin que rien d'extérieur ne vînt troubler sa chirurgie du Grand Tout. Celui aussi d’Elaine Garzarelli, enfant chérie
de Wall Street, qui prédisait le Marché selon treize indicateurs différents 4-2 : elle fit sa gloire en augurant le krach de 1987, puis
déchut sitôt après. Dans le fourre-tout de la belle Elaine, des sismogrammes économiques, monétaires et boursiers, leurs zigzags inattendus, leurs moyennes mobiles, superposées, entrecroisées,
mystiques et vaporeuses.
De quoi s'agit-il ? La moyenne mobile d'une variable, c'est d'abord une moyenne : pour un titre boursier c’est par exemple celle de ses cinquante derniers cours (MM50). Calculée hier, cette
moyenne aurait produit un résultat différent, et la veille, un autre encore, de sorte que cette moyenne est qualifiée de « mobile ». Mises bout à bout, ses occurrences dessinent une courbe lisse,
grossièrement apurée des excès 5, débarrassée de la prégnance du court terme, qui paraît
traduire correctement l'antériorité des cours. En soi, cette courbe charme peu les amateurs, qui pistent plutôt ses intersections avec la marche du titre. Que son cours
vienne à franchir telle
moyenne mobile, dans un sens ou dans un autre, et c'est le branle : hâtons-nous d'acheter ou pressons-nous de vendre 6 ! Hé, connaissez-vous la dinde de Nassim Taleb
7, nourrie, choyée, dont la courbe de bien-être est
radieuse, et ses moyennes mobiles tout autant ? L’illusion graphiqueLes graphiques boursiers ont envahi la place. Ils sont partout, en toute tribune où la finance s'affiche, dans nos journaux, sur nos écrans
d’ordinateur, sur les chaînes de télévision. Ils dessinent des tendances, guident des stratégies, en contredisent d’autres, et nul n'opinerait plus sans en avoir examiné les arabesques …
du bonheur est parfaite. La dinde ne se sent plus de joie, bien aise de sa fortune, sous l’œil approbateur des dindons conjoncturistes, qui seront bientôt de la farce. Car, la veille de Noël, on
la saigne. Le tracé hédoniste pique du nez, enfonce toutes les moyennes mobiles. Il faut vendre. Trop tard, la dinde est déjà rôtie. Le passé n’engendre pas nécessairement le futur, et le passé
lissé, oserait-on dire moyenné, encore moins le futur brut et non décoffré.
La dynamique boursière n’échappe pas à l’arithmétique : l’inertie d’une moyenne longue l’éloignera d’autant plus vite des cours que leurs errements seront hors ligne, contrairement à une moyenne
courte qui colle mieux à leurs arabesques : à chaque opérateur sa moyenne mobile, courte pour les swing-traders (inférieure à 20 jours), longue pour les investisseurs (plus de 100 jours), avec
toute une gamme de durées intermédiaires, de pure convention. Las, les cours, souvent facétieux, hésitent, oscillent, encourageant tantôt l'achat, tantôt la vente, parfois d'une marque à l'autre,
pour ne rien dire des enjambées que l’on vit sur
Volkswagen dans un corner mémorableLa malice vint aux hommes de bonne heure et ne les quitta plus. Dans ses Œuvres Complètes, bien
après les philosophes antiques,
Voltaire instruisit à son tour l’universalité et l’intemporalité des ressorts de l’espèce, notant que « tout ce qui tient intimement à la nature humaine se
ressemble d’un bout de l’univers à l’autre ». … 5. L’attente s’installe du prochain prix qui confirmera, ou
non, l’option de tir. Puis du suivant, et ainsi de suite, jusqu’à ne rien décider : il faut croiser le fer avec d’autres sources, d’autres moyennes mobiles par exemple. Un certain Brian Marber,
méthodiste anglais, inventa les croix dorées et les croix de la mort, censées induire des signaux d’achat et de vente à la survenue de certaines de ces intersections. Nul ne se demanda dans
quelle topologie on aurait aperçu des moyennes mobiles de périodicité et d'amplitude différentes aller forcément à l'unisson, sans se démentir dans leurs prescriptions : tandis que l'une monte et
dit d'acheter, l'autre descend et recommande de vendre ! Quelques cours, une addition, une division, une théorie.
Les capacités prédictives et le contenu informationnel des moyennes mobiles sont indiscutés : aucun média boursier n’y échappe, tenant pour acquis la pertinence de leurs signaux précurseurs. On
broda davantage pour muscler cette écholalie : les moyennes mobiles pondérées virent le jour pour donner plus de poids aux cours récents, puis les moyennes exponentielles (?), en attendant les
moyennes géométriques, harmoniques, quadratiques, ou encore les moments d’ordre q, centrés ou non. D’autres opportunistes s’invitèrent aux agapes, c’est-à-dire aux droits d’auteur, comme John
Bollinger, géniteur de bandes éponymes très à la mode, qui capta tous les gobe-mouches de la planète boursière avec son tunnel de variation centré sur une moyenne mobile à 20 jours
8. Que cet édifice reposât sur la normalité gaussienneLe 21 octobre 1929 commença la
fin : le lundi qui suivit, le Dow Jones perdit 13%, le lendemain 12% à nouveau, dans un désordre indescriptible, préludant une crise au long cours de l'économie américaine. On croyait avoir tout
vu … des variations de cours, hypothèse fausse mais longtemps snobée, n’émut personne. Bah, la vraie science est mauvaise compagne dans les domaines où le narratif prédomine, surtout
lorsque des intérêts financiers maraudent. On s’accommoda de la réalité sur la foi d’une convention partagée, toujours plus prompte à évoquer des hypothèses auxiliaires de second ordre qu’à saper
ses propres fondations. Le consensus anesthésie le libre-arbitre, qui fait d’une fiction une vérité, et de vessies des lanternes. Seul un esprit retors pourrait y voir un arrangement avec le
réel.
John Magee, isolé du bruit, n’avait d’oreille que pour ses acouphènes atéistes 9 ; sans doute avait-il lu Ralph Elliott, inventeur des
vagues à son nom, isolé du monde, consumé par sa foi en une loi divine qui orchestrerait le concert boursier. Tous peu ou prou touchés par la main invisible, hantés par la prescience des Marchés
celée dans les chiffres. C’est à voir … Notez ainsi qu’un indice est une moyenne, pondérée ou non, d’un panier d'actifs. Sa moyenne mobile est donc la moyenne d’une moyenne. Qu'incarne la moyenne
mobile d’un indice ? Rien sûrement, sinon la possibilité d’une conspiration chartiste qui justifierait ici ou là qu’elle fût opérante.
(1) Ilya
Prigogyne (1993) - « Les lois du chaos »
Page 8
- « Le XIXe siècle nous a légué un double héritage. D’un côté nous avons les lois classiques de la nature dont les lois de Newton nous fournissent l’exemple suprême. Ces lois sont
déterministes : une fois les conditions initiales données, nous pouvons prédire tout évènement passé ou futur : elles nous parlent donc de certitudes. De plus ces lois sont symétriques
par rapport au temps. Futur et passé y jouent le même rôle. Mais le XIXe siècle nous a aussi légué une vision évolutive temporelle, de l’univers, et cela à travers le second principe de la
thermodynamique. Ce principe exprime la croissance de l’entropie au cours du temps et introduit la flèche du temps. Dès lors, passé et futur ne jouent plus de rôle symétrique ». Ilya
Prigogyne a été couronné prix Nobel de chimie en 1977.
(2) Le trépied de Delphes était une sorte de siège sur lequel la prêtresse rendait ses
oracles ;(3) John Magee
(1948) - « Analyse technique des tendances des actions »
(4) Burton Malkiel (2003) -« Une marche au hasard à travers la Bourse »
Page
131: « L’un des chartistes les plus originaux, John Magee, opère à partir d’un petit bureau installé à Springfield (...) dans lequel même les fenêtres sont condamnées, ceci pour prévenir
toute influence extérieure susceptible de distraire les analystes. Magee aurait même déclaré un jour : « Quand j’entre dans mon bureau, je laisse le reste du monde à la porte et je me
concentre exclusivement sur mes graphes. Cette pièce reste parfaitement identique quel que soit le temps qu’il fait dehors – en plein blizzard comme par un clair de lune de juin. Ce qui m’évite
de me tromper et de tromper mes clients en leur disant : « Achetez ou vendez », juste parce qu’il fait beau ou qu’il pleut ».
Page
169: « Elaine Garzarelli, un des vice-présidents de la banque Lehman Brothers (…) n’était pas femme à se contenter d’un seul indicateur de marché. Elle plongeait dans un océan de
données financières et n’utilisait pas moins de treize indicateurs différents pour prédire l’évolution du Marché (…) Garzarelli fut le Roger Babson du krach de 1987. Au moment précis où les
médias la sacrèrent « Gourou du lundi noir » et où parurent des articles dithyrambiques sur son compte dans des magazines comme Cosmopolitan ou Fortune, elle perdit brutalement sa prescience et sa notoriété ».
(5) De la moyenne et la médiane :
Si
nous calculons la moyenne des trois notes suivantes 0-14-16, nous obtenons une moyenne de 10 ; si en revanche nous retenons la médiane, qui partage l’effectif en deux parties égales, nous
obtenons 14. La médiane retranscrit plus fidèlement la série statistique et propose une synthèse plus conforme à la réalité. La moyenne est comme on peut le voir beaucoup plus sensible aux
valeurs extrêmes : sa capacité de lissage est moindre. Les cours de Volkswagen, en proie au délire en octobre 2008, nous donnent à appréhender la faiblesse d’induction d’une moyenne
mobile : ceux–ci varièrent entre 290 euros et 1005 en moins de trois semaines.
(6) Lars Tvede (1994) - « La psychologie des marchés financiers »
Page
192 - « La moyenne mobile est une expression de la tendance sous-jacente de l’offre et de la demande, après lissage des turbulences à court terme (…) Une des règles les plus utilisées pour
cette moyenne mobile consiste à sélectionner une moyenne spécifique et acheter ensuite chaque fois que le cours dépasse cette moyenne et vendre chaque fois qu’il passe en-dessous. La meilleure
chose à faire avec cette règle est de l’oublier : elle ne marche pas ».
(7) Nassim
Nicholas Taleb (2008) - « Le cygne noir »(8) Philippe
Cahen (2002) - « Comprendre l’Analyse Technique Dynamique »
Page
71/72 - « Le modèle est composé de trois bandes appelées respectivement bande supérieure, moyenne mobile et bande inférieure de Bollinger. Lorsque les cours se situent au-dessous d’une ou
plusieurs bandes, celles-ci servent de résistance. Dans le cas contraire les bandes servent de support. Les bandes ont trois fonctions différentes : servir d’objectifs (supports et
résistances), déterminer le seuil critique de volatilité, mesurer la volatilité (écart entre la bande supérieure et la bande inférieure). Les trois courbes sont : une moyenne mobile sur 20
périodes (…), une courbe supérieure (…) équivalente à la moyenne mobile plus deux fois un écart-type, une courbe inférieure (…) équivalente à la moyenne mobile moins deux fois un écart-type. Les
lois de la statistique indiquent que historiquement (…) on observerait que 95% des cours se situent entre la bande inférieure et la bande supérieure (…) Benoît Gérardin a montré qu’en réalité ce
sont 86% des cours qui se situent à l’intérieur des bandes ».
Ndla :
on reconnaît ici l’usurpation de la loi normale de Gauss-Laplace avec sa dispersion théorique : 68% à +/- 1 Ecart-Type, 95% à +/- 2 Ecarts-Type, 98% à +/- 3 Ecarts-Type. Sauf que la
normalité gaussienne ne décrit pas les variations des cours boursiers. Une approximation qui ne gêne personne dans l’interprétation de ces pseudo-théories.
(9)
Néologisme venant d’AT (Analyse Technique) : les tenants de l’At sont appelés atéistes ;
Illustration : Image extraite du site Currency Trading Strategies