Toutes les images d’Internet ne constituent pas l’Histoire comme l’avaient fait les images du cinéma au XXème (Histoires du cinéma, Godard). Elles témoignent de la puissance, non du pouvoir, des anonymes. La promenade est sans fin dans les arcades du réseau. Il y a tant à voir. Nous en pourrons jamais être des interphiles à la manière des cinéphiles. Nous ne pourrons jamais tout voir. Pas seulement les regroupements de type Flickr qui sont des espaces homogènes de navigation et de mots-clés, mais aussi les insularités, les petits sites, les blogs, les images perdues aux confins de Google. Que sont toutes ces images? Quel sentiment nous saisis, non pas en en voyant une seule mais en passant de l’une à l’autre, en nous y perdant délibérément? Et pourquoi ainsi s’y plonger? N’est-ce pas bien autre chose que ces autres images du cinématographe qui étaient sans doute nombreuses, mais dont la production se limitait souvent à des professionnels, instaurant une séparation entre ceux qui font et ceux qui voient, séparation qui construisait ce que nous nommions jusqu’alors culture?
Ce n’est pas seulement que le réseau est une accumulation d’images anonymes et personnelles, un peu comme ces cahiers familiaux qui ont fait les beaux jours de l’art archiviste des années 80 dans la lignée de Boltanski. C’est aussi que ces images ont une certaine qualité, que le nombre de professionnels de l’image a augmenté, ou plutôt que la frontière entre le pro et l’amateur se disloque parce que chacun est amateur, dans la belle polysémie de ce mot. L’amateur contemporain c’est justement le rapprochement entre la production et la perception, entre les lieux, les personnes et les temps de la production et de la perception. Qu’on y pense bien, ce n’est pas seulement un changement passager et superficiel, c’est un bouleversement des relations entre les organes (qu’ils soient biologiques ou technologiques, interfaces) et l’esthétique, la perception. Parce qu’il s’agit toujours d’une manière ou d’une autre d’un typologie des corps: cette image est le fruit d’un corps en ce lieu précis, à cette date précise. L’extériorisation matérielle de l’image n’efface pas sa genèse singulière. L’appareillage du sensible, et il faut bien un appareillage pour qu’il y ait du sensible, voit sa structure transformée parce que les moments qui l’instanciait s’enchaînent plus rapidement, ils se rapprochent, s’articulent, se superposent, comme si nous perdions les frontières.
La multitude des images du web, toutes ces images, leur poésie propre dans la juxtaposition de leur possibilité non-développée, est le signe de cette transformation.