Terminal 1, terminal 2, voie E, voie F, Ligne C3, Ligne 19, Ligne 6, Métro A, Métro D… sont autant de balises que je suis nonchalamment, disciplinée, d’un quai à une porte d’embarquement, des rails aux nuages… Sur l’escalator en panne, une femme seule répète : “allez, une marche après l’autre, un jour après l’autre, une marche après l’autre…” Son monologue monotone m’oppresse légèrement. Non loin de nous, une fille se précipite devant le train tandis que son copain, moqueur, lui dit “t’en fais pas, ta place est réservée et il ne partira pas sans toi !” Je suis face à son dos donc elle ne remarque pas mon regard compréhensif… Je fais aussi partie de ceux qui ont toujours peur de ne pas être attendus. Et si je reste en retrait malgré tout, ce n’est que par crainte de perdre également l’instant qui vient de s’écouler, celui que je ne suis pas certaine d’avoir complètement vécu.
J’en vois beaucoup, “des visages des figures des figurants”… Une gamine tire la langue et fait des grimaces aux passants avant d’afficher une expression angélique dés que sa mère se tourne vers elle ; une autre effectue une chorégraphie sur le bord du quai, je distingue les mouvements de sa bouche sans entendre les paroles de la chanson qu’elle murmure en se déhanchant. Cependant, mon regard s’attarde davantage sur l’homme le plus proche de moi. D’après ses cheveux blancs et ses rides profondes, il est assez âgé. Ses vêtements sont neufs et élégants, sa mallette en cuir aussi. Pourtant, il a jeté sa veste en tweed à même le sol. Elle gît, désarticulée, sur un tapis de chewing-gums et de mégots. Il tire sur une cigarette en chancelant. De temps en temps, il se raccroche à un pilier et saisit son front à deux mains, comportement en curieux décalage avec son allure soignée. D’où vient-il, ou va-t-il, pourquoi est-il dans cet état ? Je le perds de vue en me dirigeant vers la voiture 8, à l’arrière d’un train interminable. Reflétée sur les vitres, terne et partiellement évanescente, la foule prend une apparence inquiétante, comme si chacun de ces êtres humains perdait soudain sa singularité en se diluant dans un ensemble délavé…
Je rejoins ma place avec l’aisance de l’habitude, avant de m’immerger dans un recueil de nouvelles d’Haruki Murakami. Je lis : “Qu’un poète meure à vingt et un an, qu’un révolutionnaire ou une rock star disparaissent à vingt-quatre, passe encore. Mais pour vous, une fois ce cap franchi, selon les pronostics les moins optimistes, tout devrait bien se dérouler. Vous avez dépassé le Dead Man’s Curve, vous êtes sorti du tunnel, vous roulez droit vers votre but sur une autoroute à six voies – que vous l’ayez vraiment voulu ou pas. (…) Vous n’êtes plus un poète, un révolutionnaire ou une rock star. Vous ne vous endormez plus, ou vous ne vous évanouissez plus ivre mort dans les cabines téléphoniques, et vous n’écoutez plus les Doors à plein volume à quatre heures du matin. A la place, vous souscrivez une assurance-vie dans la société d’un ami, vous vous rendez dans les bars des hôtels pour consommer de l’alcool, et vous conservez les factures de vos soins dentaires pour bénéficier de réductions d’impôts. Vous avez vingt-huit ans, n’est-ce pas.”*
Je m’interromps quelques instants, assaillie par une succession de souvenirs récents : le voisin excédé qui, au milieu de la nuit, me supplie “vous pourriez baisser votre musique ?” ; les petits matins où je m’éveille ivre morte sur un canapé, un carrelage poisseux, les genoux d’un inconnu ou le métal glacé d’un banc public ; ces avis d’imposition que je perds chaque année ; le papier que je dois remplir depuis trois mois pour renouveler ma mutuelle… Puis après avoir revisité ce passé proche, j’essaie en vain de faire apparaître l’autoroute à six voies et le but vers lequel je suis censée rouler. Pourtant j’ai vingt-huit ans et cinq mois et demi, n’est-ce pas.
L’année dernière, je disais à D. : si jamais, par miracle, je deviens vieille, je serais une mémé en Docs qui blogue avec une clope dans une main et un verre de vin dans l’autre, j’aurais l’air ridicule ! En réalité, je suis déjà ridicule… Est-ce que je l’évite volontairement ou est-ce qu’elle refuse d’apparaître, cette frontière que ceux de mon âge ont franchie ?
D’une certaine manière, de loin, mon quotidien pourrait prendre la forme rectiligne d’une autoroute… Il y a un cadre autour de moi, des piliers intangibles cinq ans auparavant. Je les apprécie, d’autant qu’ils me maintiennent là où un individu doit être aux yeux de la société : loin de la marge réservée aux anormaux. Je peux les brandir aux proches inquiets et aux inconnus suspicieux : un petit ami, des amis, une famille, un boulot, des papiers en règle, la santé, le toit au dessus de ma tête, le compte en banque acceptable… Tu vois bien que je suis nécessairement sur la bonne route, malgré ma démarche instable et mon absence de but. Cette impression de n’être jamais sortie des virages sans visibilité et des chemins noueux ne peut être qu’une illusion, n’est-ce pas ? Ennuyée par ces réflexions vaines, je poursuis ma lecture tout en observant le paysage entre deux chapitres. Paradoxalement, je vois le ciel noircir et la pluie s’intensifier à mesure que je rejoins ma Provence natale.
A l’instant où le train s’immobilise, je repère déjà ma mère. J’embrasse ses joues douces et aspire ce mélange inimitable de tabac et de parfum Shalimar. Sa gorge grouille de mots qu’elle déverse sur moi à un rythme crescendo. Le long de la jetée, j’essaie d’avaler à grandes goulées les embruns, le vent, la vision des vagues et ses phrases, mais l’ensemble s’enroule autour de moi pour me laisser agréablement confuse.
Tandis qu’elle cherche les clés de la voiture garée devant la mer, je l’examine, en superposant la dernière image que j’avais d’elle sur celle qu’elle me renvoie maintenant. C’est le seul moyen dont je dispose pour savoir comment elle va, car si ma mère est un peu magicienne, capable de me percevoir intégralement à des kilomètres de moi, l’inverse est malheureusement impossible. Ainsi, je constate qu’elle continue à siffler plus qu’elle ne respire, entre deux quintes de toux. Elle a l’air heureux, mais ma présence la rend heureuse de toute façon. Lorsqu’elle pose ses magnifiques yeux troubles bleus azurés sur moi, je pense que ceux-ci disparaîtront sans doute un peu plus chaque jour, imperceptiblement, sous ses paupières gonflées et fissurées… jusqu’à ce qu’ils cessent de s’ouvrir… Cette idée m’est insupportable alors je l’évacue aussi rapidement que je peux. Cependant, elle revient m’étreindre quand je la vois jeter dans la poubelle une invitation à faire des examens et une mammographie en s’exclament : “ils me font chier, je ne suis pas encore morte !” Le pire, c’est que j’ai le même comportement qu’elle, alors comment puis-je lui en vouloir d’agir ainsi ?
D’autres étreintes sur un énième quai, la foule, les rails, encore. Au guichet, comme l’avant-veille, l’employé m’interroge : “moins de 25 ans ?” sur un ton affirmatif, je réponds “non” (toujours pas) en ayant envie de m’excuser d’être systématiquement contrariante. Un jour suit l’autre, mais j’ai moins de 25 ans d’une semaine à la suivante, je rejoins mon amoureux avant d’être partie (c’est à cause du décalage horaire, diront les gens raisonnables), et il m’arrive de me demander si j’ai la nostalgie d’hier ou de demain, si je rêve de rouler sur une autoroute à six voies ou de prendre un virage interminable. Mon existence, finalement, ressemble à un tapis roulant pris à contre sens… Néanmoins j’apprécie ce contexte : les soirées avec ma copine à la joie communicative, les sourires béatement idiots qui s’éternisent sur mon visage grâce aux messages qu’il m’envoie, et ce travail que j’exerce avec une passion inédite… Hier matin, en entendant le premier passager dire au second “ça t’arrive de détester le fait de devoir aller bosser ?”, le second répondre “rarement” et le premier conclure “donc tu es un homme heureux”, j’ai supposé que j’étais désormais “une femme heureuse”…
Finalement, sur mon tapis roulant pris à contre sens, je me demande si je ne suis pas l’héroïne d’une série de répétitions théâtrales : le metteur en scène modifie à peine l’éclairage ou le décor et l’auteur change les figurants en conservant les personnages les plus importants, afin de rendre l’ensemble harmonieux. Alors j’espère que si l’histoire se répète d’un jour à l’autre, c’est simplement parce qu’elle s’améliore au fil des représentations…
*Haruki Murakami, “Saules aveugles, femme endormie”, Belfond, 2008, p. 46