Ce texte est la fin de celui qui précédait.
“Mon cher, j’ai fait venir l’évêque en charge de ce couvent de dominicains qui nous cause les difficultés que vous savez. Il sera là à la demie de six heures. En attendant, vous allez faire venir cette relation qui vous attend sous les arcades des procuraties vecchie.” Le Doge souriait. Il savait par les rapports de police que Cristina n’oeuvrait pas au ponte delle Tette - le pont des Seins - où ses consoeurs attiraient le client en exhibant leurs mamelons. On considérait qu’elles faisaient oeuvre utile, ceux qui ne parvenaient pas à s’écarter de la tentation sodomite, dénoncés après une confidence à leur médecin, leur barbier, leur coiffeur ou un marin de passage étaient jugés chaque semaine par un collège de confrères députés, pendus non loin de la Piazzetta. Pour finir, on brûlait les cadavres.
Cristina ne portait pas le foulard qui était imposé à sa corporation. Une parmi dix mille, elle était différente. Etait-ce elle qui se voulait meretrix et moi qui la voyait en courtisane ? Elle m’avait accompagné jusque dans l’antichambre. J’obéis à la consigne du Doge et la giflai violemment. Je la pris ensuite dans mes bras pour tenter de la consoler. Une longue mèche rousse lui barrait le visage, une larme accusatrice coulait lentement. Un garde la fit entrer devant Gritti qui lui demanda de témoigner avec la plus grande sincérité, que le salut de ceux qu’elle aimait dépendait d’elle. L’évêque fut introduit à son tour ainsi que le frère prédicateur de Santo Stefano. Je regretterai plus tard de ne pas avoir noté exactement la manière dont le Doge conduisit l’affaire, lequel ne posa guère de questions à Cristina. “Avait-t-elle une relation vénale suivie avec l’homme qu’elle savait ?” Cristina hocha la tête. “Avait-il exercé une violence quelconque à son égard ?” Cristina ouvrit grand ses yeux. Son “oui” retentit comme un aveu douloureux dont personne ne pouvait expliquer la cause. Le Doge fit signe au garde de la faire sortir. Sans même interroger directement le membre de la congrégation de St Augustin, il se tourna vers l’évêque et lui demanda de comprendre en de telles circonstances la sévérité du Palais.
On ne lui réserva pas le traitement infligé au luganeghèr Biagio Cargnio, un pauvre charcutier soupçonné de confectionner ses ragoûts avec la chair des enfants de San Simeone, lesquels disparaissaient sans que l’on comprenne comment. Attaché à la queue d’un cheval, traîné à terre jusqu’à la prison, torturé à la tenaille en chemin, le bourreau n'eut plus qu'à le couper en tranches. L'histoire s'était produite au début du siècle et on n’en trouvait tout le sel que lorsque l’on savait que le criminel avait été dénoncé par un bout de doigt d’enfant qu’un client avait trouvé au fond de son écuelle. Une écuelle remplie de ce ragoût que lui avait vendu Biagio.
Le prédicateur fut exécuté par noyade dans la lagune. Son collègue frère mineur prit sur ordre de son évêque un navire pour la presqu’île de Morée. Restait le problème de frère Lovato. Les événements l’avaient rendu particulièrement méditatif. Il refusait de monter en chaire, n’exprimait plus que des opinions confuses et professait une horreur de l’élément liquide qu’on avait peine à comprendre de la part d’un adepte du dogme de transubstanciation.
Restait à calmer le Grand Conseil. Il fut proposé à chaque membre qui souhaitait faire connaître son opinion de verser la somme de dix mille ducats. On paya pour être d'accord avec la beauté telle que la concevait le dignitaire occupant le Palais. Le Doge reversa la somme à l’évêché, à charge pour lui d’édifier une église, ce qui fut fait avec San Francesco della Vigna.
Sansovino acheva ses statues. Il ne fut donné qu’à quelques privilégiés de les envisager de dos. La construction de San Francesco della Vigna fut confié à l’artiste et architecte. Le Doge Gritti obtint qu’on y place son tombeau contre le paiement d’une somme de mille ducats.
Cristina se piqua de poésie sans atteindre le prestige d’une Veronica Franco. Quelques années plus tard, je couvris ma tête de ce joli petit bonnet à pointe rouge : le corno m’allait bien, avec Cristina et Gritti, j'avais appris ce que c'était qu'être gouverné.
photo : fondation mtislav pour la parité