Article paru le 2 avril 2009 dans “L”Humanité”
Frank Tallis. Les colonnes de la peste
Le créateur de Max Liebermann, le détective disciple de Freud, nous parle de la psychanalyse, des histoires policières et de pâtisserie viennoise. Entretien.
Les Pièges du crépuscule, de Frank Tallis. Traduit de l’anglais par Michèle Valencia. Éditions 10/18. Collection « Grands Détectives ». 416 pages, 8,60 euros. À paraître le 16 avril.
Pour célébrer la fin de la grande peste de 1679, trente-deux colonnes commémoratives sont élevées à Vienne. C’est au pied de la plus célèbre d’entre elles qu’on découvre, un matin, un corps décapité. Jour après jour, la macabre mise en scène se renouvelle, aux abords d’autres colonnes. On s’interroge. La première victime, un moine, était connue pour ses écrits antisémites. Les suivantes ont toutes à voir avec la montée des discriminations dont sont victimes les juifs. Ceux-ci n’avaient-ils pas, à l’époque, été tenus pour responsables de l’épidémie ? Vengeance ? Aver- tissement ? Et, pourquoi pas, un retour du Golem, la créature d’argile façonnée à Prague par le rabbi Loew, il y a trois siècles ?
Max Liebermann, jeune psychiatre adepte de cette nouvelle discipline révolutionnaire qu’est en train de constituer un certain Sigmund Freud, n’aura pas trop de rationalité pour démêler les fils enchevêtrés de cette intrigue haletante où la ville phare de la modernité dévoile ses aspects les moins plaisants. Mais Max et son ami, le policier Max Reinhardt, sont confiants. Nous sommes au XXe siècle. L’obscurantisme, le racisme appartiennent au passé…
De passage à Paris, d’où il se rendait au Quai du polar lyonnais, Frank Tallis nous en dit plus sur Freud, Vienne, sa musique… et sa pâtisserie.
Profession psychiatre, psychanalyste… Qu’est-ce qui vous a porté vers une énigme policière ?
Frank Tallis. Je ne suis pas à proprement parler psychanalyste, mais ce qu’en Grande-Bretagne on appelle un « psychologue clinicien ». J’ai donc été formé à différentes techniques de psychothérapie, dont la psychanalyse, sans me spécialiser dans cette pratique. J’ai évidemment, comme beaucoup, été frappé par l’évidente similitude entre la détection policière et l’activité psychanalytique. Mais les fictions proposées sous l’appellation de « thriller psychologique » m’ont toujours paru manquer singulièrement de véritable psychologie. C’est ce qui m’a conduit à réaliser un très vieux rêve, celui d’écrire.
En général, l’enquêteur policier cherche un coupable, alors que le psychanalyste vise à libérer la conscience du poids de la culpabilité.
Frank Tallis. Ce n’est pas contradictoire. Il y a plusieurs niveaux dans une personnalité. Freud la conçoit - je suis très sommaire - comme structurée par une séparation entre conscient et inconscient. On peut considérer que le problème dont souffre un patient est causé par une part de son esprit qui serait comme un coupable qu’il importe de démasquer, comme dans une histoire policière.
Votre héros a jusqu’ici été freudien. Cette affaire l’oblige à plonger dans les traditions juives de ses origines. Croit-il en l’inconscient collectif ?
Frank Tallis. Les romantiques allemands ont avancé, bien avant Jung, l’idée que des représentations, des mythes, des légendes ont pu façonner notre sensibilité. Le thème du Golem est remarquable parce qu’il revient périodiquement, comme avatar de la créature artificielle qui échappe à son créateur, dans la culture européenne : l’apprenti sorcier de Goethe, la créature du docteur Frankenstein, de Mary Shelley. Elle est élaborée dans une bonne intention, puis échappe à son créateur et devient une force destructrice. Cela renvoie à une situation, bien connue des psychanalystes, de la conversion en culpabilité de toute tentative d’autonomie, ou de révolte, et de l’angoisse qui en résulte.
C’est le retour du refoulé ?
Frank Tallis. Dans un article important, « l’Inquiétante étrangeté », où il parle de la littérature fantastique et d’é- pouvante, Freud a établi que ce que nous éprouvons comme effrayant est la projection vers l’extérieur de quelque chose de notre inconscient. C’est ce qui produit l’angoisse ou la terreur.
Comment avez-vous bâti la personnalité de votre héros, sa situation historique, son époque, Vienne, son amour de la musique, sa judéité ?
Frank Tallis. Prendre la psychanalyse au moment où les idées se formulent, où le cercle se constitue, où les résistances s’exacerbent, était très excitant. C’est aussi le moment où l’impact révolutionnaire de la psychanalyse est le plus fort, où l’on sent que tout est possible. C’est beaucoup moins intéressant plus tard.
Est-il important que Max Liebermann soit aussi musicien ?
Frank Tallis. C’est une tradition dans la fiction criminelle, depuis Sherlock Holmes et son violon, en tout cas, et j’avais envie d’y sacrifier. Mais la musique est aussi ce qui met l’esprit dans un état particulier de concentration. Une étude neurologique récente montre que, lorsque nous écoutons de la musique, notre cerveau mobilise un nombre de neurones bien supérieur à toute autre acti- vité. Liebermann se met à l’« é- coute » de la partition du crime, des indices et des mobiles, et là encore, on retrouve une analogie avec l’écoute psychanalytique.
Et cela permet l’accord avec son ami le policier Oskar Reinhardt. On n’imagine pas Sherlock Holmes jouant du violon et Watson chantant.P>
Frank Tallis. Mais nous sommes à Vienne ! Et c’est une manière métaphorique de montrer l’état d’esprit de chacun des deux hommes, et leur entente. Le choix des morceaux qu’ils jouent est évidemment tout aussi signifiant. Enfin, la musique est un des arts les plus en avance dans la fécondité de la Vienne fin de siècle. Le grand homme est à l’époque Mahler, mais on voit déjà percer Schönberg et ce qui deviendra l’École de Vienne.
Vienne est elle-même presque un personnage…
Frank Tallis. C’est à cette époque une ville fascinante, où se rencontrent les avant-gardes musicale, littéraire, picturale, architecturale. Tous ces hommes, Mahler, Schnitzler, Zweig, Klimt et les autres, se connaissent, se fréquentent, s’admirent, se haïssent parfois. Et c’est dans cette atmosphère-là que Freud forge ses concepts révolutionnaires. On sait que Mahler l’a consulté. Et il a refusé de voir Schnitzler, dont il admirait la pénétration psychologique, parce qu’il le jugeait « dangereux » pour lui. Je ne me suis pas privé de les montrer dans leur cadre, et même de le leur emprunter, puisque j’ai situé un des romans de la série, les Mensonges de l’esprit dans une situation qui rappelle les Désarrois de l’élève Toerless.
La ville peut être aussi très ambivalente.
Frank Tallis. C’est là en effet que convergent les juifs de l’Est, de Galicie, de Russie, victimes de pogroms. Ils ont évidemment énormément apporté à cette ville. Et pourtant, c’est à Vienne que sont instaurées contre eux des interdictions d’exercer certaines professions, et que sévit Lueger, le maire chrétien-social, antisémite, qui influencera Hitler. On sous-estime cet aspect-là en ne voyant que la Vienne de la modernité ou le charme kitsch de la Vienne rococo.
Max lui-même est un jeune juif brillant, refusant tout particularisme, mais c’est aussi un homme qui doute, qui hésite, en particulier dans sa vie familiale et sentimentale.
Frank Tallis. Je voulais évidemment un homme représentatif de cette ville avec toutes ses contradictions. De plus, je me suis rendu compte que si le héros n’a pas d’épaisseur, on se désintéresse très vite de ce qui peut lui arriver. Je n’avais donc aucune raison de le priver de tout ce qui en fait autre chose qu’un être de papier.
Vous lui avez donné, en particulier, une passion pour la pâtisserie viennoise. Est-ce aussi pour sacrifier à la tradition des détectives gourmands ?
Frank Tallis.
La gourmandise est une forme de sensualité qui a des rapports avec le grand intérêt des Viennois à la fin du XIXe siècle pour la sexualité. Mais c’est surtout une passion de l’auteur ! J’ai fait un gros travail de documentation, comme le prouve mon tour de taille. Je ne l’ai pas totalement exploitée. Mais qui sait, peut-être écrirai-je un jour un « Livre des gâteaux de Max Libermann » ?
Entretien réalisé par Alain Nicolas, avec l’aide de Christian Fournier pour l’interprétariat.
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