"Veuillez rendre ce que vous avez trouvé..." 1ère partie

Par Sandy458


Photo-montage de Essjay, Wikimedia Commons, sous licence
- Réveille-toi, tu vas oublier ! 

L'homme tente d'écraser le réveil matin d'un coup de poing agacé mais l'accessoire cauchemardesque fait un bond de côté et s'échappe dans un bruit de ressorts grippés.

- Il est 6 heures du matin, maudit objet déglingué ! Je ne t'ai pas mis à sonner, aujourd'hui c'est mon jour de repos. Que crois-tu donc que je vais oublier, espèce de casse-pied ? maugréé l'homme en se frottant les yeux.

Il s'assied sur le bord de son lit, coule un regard de biais vers le réveil hésitant qui se demande bien s'il peut faire confiance à un type ronchon, à peine réveillé.

 
- Tu as oublié, tu as oublié!!!
- Oublié quoi, tas de ferraille?
- Mais... tu as oublié de le prendre et tu dois te rappeler ce que tu as perdu... perdu-perdu-perdu-perdu...

L'objet à l'esprit tourneboulé se met à tintinnabuler, son petit marteau frappant rageusement sur ses deux oreilles métalliques : « perdu-perdu-perdu-PERDU-PERDU-PERDU-PER... »

La dernière syllabe du réveil s'étouffe sous l'oreiller qui s'abat en crachant une poignée de duvet d'oie.

Une pluie de confettis vaporeux recouvre le mobilier de la chambre.

L'homme souffle sur une plume blanche isolée et la contemple un instant.

Elle bat de ses longues barbes et lui murmure à l'oreille avant de s'enfuir : « Ah  non, moi, je suis la plume d'un ange gardien du sommeil, je n'ai rien à faire dans cette histoire-là ! Laissez-moi tranquille, pauvre dormeur éveillé!»

Désolé ! songe l'homme en se passant la main dans les cheveux.

Il se dirige vers la cuisine en trainant des pieds et se met à réfléchir intensément.

Ça cliquète dans sa tête, ça serre un boulon, ça dévisse un écrou, ça huile des rouages immobiles après cette nuit écoulée.

Qu'est ce que j'ai bien pu oublier de prendre et perdre depuis hier soir ?

Ma femme ?

Ah non, je n'en ai pas, même pas une fiancée, une maîtresse, une relation instable ou une vague amourette... et puis bon, « prendre une femme », quand même, ça manque de délicatesse, à choisir je préfèrerai « prendre femme »... et oublier une femme, comment faire ?

Une bonne odeur de café titille son système olfactif.

Le fumet entre dans la narine gauche, boxe l'organe voméronasal et ressort par la narine droite avant de se perdre dans l'atmosphère aseptisée de la pièce.

« Un bon petit noir bien serré, comme d'habitude, chef ? » questionne la cafetière en remplissant une tasse d'un breuvage opaque magistralement préparé avec le concours de la mouture du Moulin du Café et de l'eau sur-chlorée du robinet.

- Oui, comme d'habitude ma chère, je te laisse faire, j'ai confiance en ton art consommé de la conception de la marée noire que tu nommes abusivement « café »... Pas de sucre, non merci, ça me donne des caries et ça ressemble à un tanker naufragé.»

La tasse en porcelaine blanche serrée au creux de ses mains, il prend place devant la fenêtre de la cuisine.

Malgré l'heure matinale, le ciel est saturé de travailleurs qui se rendent à leur labeur.

Des sacoches en cuir marquées par les griffes du temps côtoient des boîtes à outils et des sacs à main fleurant bon le parfum.

Les mallettes directoriales passent en vrombissant au-dessus de ce petit monde, leurs cadres encravatés ou ennoeudepapillonés cramponnés fermement  aux poignées dorées.

Sous l'effet de la vitesse, l'un d'entre eux manque de perdre son toupet, mal fixé sur son crane malencontreusement dégarni par un dégraissage de société un peu trop bien réussi.

Au ras du sol, des nuages verts s'amoncellent, promesse d'un temps magnifique pour cette fin de saison...

Pensez donc, pas une canicule, pas un rayon de soleil depuis 3 mois, les vendeurs de parapluies et de paratonnerres se gonflent les poches de papier monnaie.

Mais qu'est ce que j'ai bien pu oublier de prendre et perdre par la même occasion ?

Ma tête ?

Soit, j'avoue que je me la prends un peu ces derniers temps mais la perdre, non, je ne suis pas encore arrivé à ce point-là. Elle me semble bien arrimée à mon cou, lui-même rivé entre mes deux épaules.

Bon, ce n'est donc pas ça.... Mais quoi, alors ? Quoi ?

Sa nappe pétrolifère ingurgitée, l'homme dépose la tasse sur le rebord de l'évier et la laisse se mirer dans l'inox.

Elle est belle, elle le sait, elle en joue et, naïade au teint de porcelaine, elle s'apprête à son bain moussant comme Bethsabée sur une toile de Rembrandt.

Il passe dans la salle de bain, et, tout en se brossant les dents, il se fixe dans le miroir fixé au dessus du lavabo.

Déformant, mal formant et informant, ce miroir récupéré lors de la liquidation d'une fête foraine le fait souvent sourire avec le reflet de face ondulée qu'il lui renvoie ; bénédiction pour les matins chagrins où la mine de papier mâché donne plutôt envie de pleurer.

Ma mémoire ? Est-ce ma mémoire ? Mais ça ne rime à rien, cette histoire !

On peut perdre la mémoire, soit, mais oublier de prendre sa mémoire, ça n'a aucun sens...

Misère... ce n'est donc pas ça... si seulement j'arrivais encore à me souvenir de ce que je ne devais surtout pas oublier...

Sous la douche ou en se rasant, peine perdue, il n'arrive pas plus à se remémorer l'objet inconnu de sa quête.

Dépité, il choisit soigneusement sa tenue de jour de repos comme on sélectionne sa panoplie de départ en vacances : ample, confortable, avec des lambeaux de mer violette et des alizés perpétuels. Il secoue son chandail pour faire taire une mouette rieuse, ce n'est pas bien sérieux de traîner derrière soi le cri d'un oiseau iodé.

Sur le sol, le réveil expire, l'aiguille des minutes pointant vers son assassin.

La courte aiguille des heures a tracé sur le mur, en lettres sanglantes, la syllabe finale « DU »  qu'il n'a pas eu l'occasion d'exprimer avant de se faire massacrer.

Un coup d'œil jeté par la fenêtre rassure l'homme sur le maintien au beau fixe des conditions météorologiques, une bonne bourrasque emporte l'immeuble d'en face avec tous ses habitants. Du trou béant dévoilant les fondations, il ne tardera pas à sortir le mycélium annonciateur de la nouvelle construction d'une habitation-champignon.

Dans la rue, il se sent un peu seul et un peu idiot aussi.

Il ne sait même pas pourquoi il est sorti !

Après tout, une bonne balade lui oxygénera les neurones, rien de mieux pour retrouver ses esprits.

Alors, il marche, il caracole droit devant lui et il continue à cogiter...pas chassés, valse lente, rock endiablé, l'essentiel est d'avancer.

C'est peut-être bien mon argent que j'ai perdu parce que ça, pour sûr, je ne roule pas sur l'or ! Les pièces et les billets forent des tunnels dans mes poches, l'argent s'y entend pour réussir son évasion fiscale.

Aurais-je oublié de prendre ma fiche de paie au service du personnel accompagnée de la rémunération de la sueur de mon front ?

Pourtant non, il me semble que j'ai bien reçu ma ration mensuelle de carottes et mes menaces de coups de bâton...

Décidément, ce n'est pas ça... cherchons encore, ça va bien finir par me revenir ou me sauter dessus, au détour d'un chemin...

 
A suivre...