Musée de Saint-Germain, Jérôme Bosch, « l'Escamoteur ».
« Il (1) a rassemblé autour de lui un public hétéroclite, ses fidèles et les autres. Déjà ses complices sont à leur place, prêts à intervenir. Tel le Jacquemart de ces beffrois nordistes, il paraît un instant à la porte de droite, puis s’efface, puis reparaît à la porte de gauche, puis disparaît à nouveau pour mieux réapparaître. Il affiche un sourire de convenance, mal accordé, faussement affable et grinçant en même temps. On s’attend à le voir frapper sur la cloche, mais de cloche il n’y a point. Il finit par gagner sa place. La séance peut commencer.
D’abord il se lance dans un de ses discours interminables. C’est sa manière de commencer à endormir son monde, de distraire son auditoire et de gagner du temps. Il commence par se réjouir. Pour montrer que tout n’est pas noir. Ce qu’il lui faut, c’est détourner l’attention du public de l’essentiel. Par ses choix dispendieux, il a mené les finances locales dans le mur. Il s’apprête à prendre des mesures impopulaires au pire moment, mais il se réjouit. Ses concitoyens, assommés par la crise et son cortège quotidien de plans de licenciements, de chômage partiel, d’emplois précaires n’ont pas réagi massivement à son annonce d’augmenter les impôts de 9%. Il s’en réjouit. Pour lui, c’est une première victoire. Il a réussi à circonvenir ses opposants. Il va pouvoir dans un moment, les uns après les autres, les ridiculiser. Et il ne s’en privera pas.
Mais avant d’en arriver là, il lui faut parfaire l’enfumage. Tenter de montrer que, de tout cela, il n’est nullement responsable. Alors, grandiloquent, il en appelle à l’Histoire. Et dans sa logorrhée, telles des colombes, des noms fusent de son chapeau : Poujade, Caillaux, Herriot. A sa façon et pour les besoins de sa démonstration, il refait l’histoire de la IIIe et de la IVe République, mélangeant les époques, les sujets, les causes, truquant les citations. C’est une sorte d’inventaire à la Prévert qui mêle choux, carottes et navets. Que lui importe d’associer les détracteurs de l’impôt progressif sur le revenu de la IIIe République et les défenseurs du petit commerce de la IVe. Il croît être parvenu à démontrer que ses opposants sont des poujadistes. Comme il en est content ! Il s’en gargarise. Il va le répéter plusieurs fois pour s’en convaincre. Puis, juste avant que ne surviennent les premiers baillements dans l’assistance et comme s’il les pressentait, il entreprend, pour la réveiller, de la galvaniser. Il en appelle à l’effort, au courage, à la solidarité, au sens des responsabilités, à l’éthique. C’est beau … comme du Déroulède.
L’illusionniste ne dit pas ce qu’il fait et fait ce qu’il ne dit pas. A ce jeu, il est depuis longtemps passé maître. L’an passé, il était, écharpe tricolore barrant la poitrine, sous la banderole et à la tête des opposants à la réouverture de la liaison ferroviaire Louviers Évreux par la vallée de l’Iton et, dans le même temps, il négociait en douce les subsides de la Région pour son contrat d’agglomération en acceptant pour les obtenir de financer les études préalables à la réouverture éventuelle de cette ligne.
Son opposition, à l’en croire, qui sont-ils ? Des gens de peu, des attardés, des ringards, des archaïques, des moyenâgeux qui n’ont rien compris à la société d’aujourd’hui, au progrès, à la compétitivité, à l’Europe, au monde. « Rentrez dans vos chaumières vous éclairer à la bougie » leur dit-il. Il les considère si peu qu’il leur donne la parole mais ne les écoute pas. Il semble même prendre un malin plaisir à leur tourner le dos quand ils parlent. Il se lève, fait semblant de s’absenter, va ostensiblement bavarder avec ses complices pour tenter de les déstabiliser. Il n’hésite pas à les interrompre, voire à les invectiver. Il use à leur égard et sans vergogne de plaisanteries douteuses qui mettent à l’unisson les vibrations de quelques abdomens complaisants.
Ah, qu’ils sont fiers de lui ses complices ! Quelle belle assurance et quelle audace il a ! Comme il parle bien ! Comment fait-il pour leur clouer ainsi le bec ? Pourtant, dans le regard de quelques uns se lit un début d’interrogation. Combien de temps encore l’illusion produira t-elle son effet semblent-ils se dire ?
Le spectacle est terminé. Les uns après les autres, ils quittent la salle encore un peu abasourdis par tant de phrases, tant de mots. Pour leur dire quoi au juste ? Ils ne s’en souviennent plus vraiment. Lui, paraît absent, comme s’il était déjà ailleurs, en route vers un destin politique à la hauteur de son mérite, vers quelque nouveau mandat à décrocher. Mais en son for intérieur, il jubile. Il a fait les poches des Lovériens qui, à quelques exceptions près, n’en ont rien vu. Il va pouvoir continuer comme avant, comme si de rien n’était. Jusqu’à quand ? Il n’en sait rien. Demain sera un autre jour. Demain, il pourfendra l’hydre socialiste de Val-de-Reuil, prêt à sucer le sang des petits commerçants lovériens dont il a pris la défense, sans aucun accent poujadiste bien sûr ! Mais ce qui est pris est pris, n’est-ce pas ? »
Reynald Harlaut
(1) Toute ressemblance avec un personnage existant est volontaire. La scène se passe à Louviers.