Entretien reproduit sur Lepost.fr.
Roman Bernard : Philippe Bilger, comment parvenez-vous à concilier la réserve que vous impose votre fonction et la liberté de ton réelle que vous adoptez sur votre blog, lequel traite, de plus, en premier lieu de justice ?
Philippe Bilger : Mon blog traite de justice, de liberté d’expression et des phénomènes de société. La palette est donc assez large en dehors de la politique pure. Je pourrais dire que mon obligation de réserve commence quand ma liberté d’expression est assouvie. Ce serait forcer le trait. En réalité, j’essaie de faire en sorte que dans mes billets le judiciaire et/ou l’exigence morale soient peu ou prou toujours partie prenante. J’évite toute position POLITIQUE publique et affichée qui serait évidemment de nature à altérer ma légitimité de magistrat et l’impartialité qu’on est en droit d’attendre de moi dans l’exercice de ma pratique d’avocat général. Cette volonté n’interdit pas l’adhésion intellectuelle à tel ou tel camp, pour telle ou telle cause, de mon point de vue.
RB : Quel besoin vous a-t-il conduit à tenir un blog, alors que, contrairement à la plupart des autres blogueurs, les médias dits « classiques » vous sont régulièrement ouverts ?
PB : J’ai toujours voulu un dialogue avec mes concitoyens sur la justice. Mon frère Pierre avait lui-même créé un blog qui a eu beaucoup de succès et son exemple n’a pas été pour rien dans mon initiative. Il m’a d’ailleurs beaucoup aidé techniquement. Ce blog, je l’avais d’abord appelé « justice à l’écoute » puis j’ai compris que « justice au singulier » correspondrait mieux au surgissement d’une subjectivité libre et je l’espère heureusement imprévisible. Je ne peux pas dire évidemment que ce blog, compte tenu de ce qu’il impose, permet un dialogue avec TOUS les citoyens mais avec un certain nombre de commentateurs éclairés qui, par leurs variations, affirmations et contradictions, représentent sans doute assez bien l’opinion publique. Vous avez l’amabilité de rappeler que je n’avais pas trop de mal à faire paraître des articles dans la presse classique. Outre qu’il fallait se plier à une domestication du ton et de la pensée, le recours à autrui nécessitait un appareil, des demandes, impliquait des retards qu’un blog conduit à trouver détestables. Puisque tous les deux ou trois jours je peux réagir sur n’importe quel sujet quand je l’ai décidé, et que c’est très bon pour la personnalité. Si vous me permettez de l’annoncer, j’explique tout cela dans un livre qui sortira le 9 avril au Cherche-Midi : Etats d’âme et de droit.
RB : Vous vous définissez comme un réactionnaire. S’agit-il pour vous d’une provocation, d’une volonté de choquer votre profession, réputée plutôt progressiste ?
PB : Non, c’est une réalité intellectuelle qui tient d’ailleurs moins au fond sans doute qu’à la forme. D’abord, je cultive, autant que je le peux en ma qualité de magistrat, une liberté d’expression pleine et entière. L’affirmation sans fard de ce que je crois et de ce que je n’aime pas, idées et/ou êtres. Je m’en prends à quelques puissants et n’attaque jamais les faibles. Plus profondément, le réactionnaire, en moi, éprouve une sainte horreur pour ce qui s’adapte mécaniquement au fil du temps et qui perçoit demain nécessairement plus radieux qu’hier. Ce qui distingue ma démarche de celle du conservateur, c’est que dans le passé je prétends puiser avec lucidité et en discriminant. Tout n’est pas à sauver dans l’ancien. Seulement, j’affirme qu’on a du pouvoir sur ce qu’on n’aime pas collectivement, socialement, politiquement. L’impuissance qui donne toute la puissance au siècle m’irrite au plus haut point.
RB : Il vous arrive, à côté de prises de position « politiquement incorrectes », de rejoindre le discours dominant, par exemple lors de la victoire, puis de l’investiture, de Barack Obama*. De même, bien qu’étant classé à droite, vous défendez souvent les médias, notamment Mediapart, très nettement situé à gauche. Au-delà de l’indépendance d’esprit dont cela témoigne, n’y a-t-il pas une contradiction à défendre vos idées et ceux qui les dénigrent ?
PB : Merci de rappeler ces contradictions, ces hiatus et ces distorsions. Elles signent, à mon sens, précisément ce que j’appelle ma liberté d’expression. La qualité fondamentale qu’implique cette belle exigence démocratique est d’abord de sortir de soi, de regarder autour de soi, de décaper son être et son intelligence (si on en a) des stéréotypes qui la figent et enfin éventuellement de penser contre soi. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est le phénomène inverse : l’enfermement souhaité, le confort de la coïncidence entre soi et soi, soi et ce qu’on pense, l’opacité d’une personnalité murée sur elle. Les contradictions que vous évoquez à juste titre ne démontrent évidemment pas que j’ai raison dans ce pluralisme qui me vient naturellement mais au moins que je sais respirer, m’ébattre sur les champs des autres, avec toute la modestie qui doit s’attacher au surgissement d’une subjectivité avec ses forces et ses inévitables faiblesses.
« JUSTICE ET CULTURE : MÊME COMBAT ! »
RB : Vous avez, parallèlement à votre carrière judiciaire, écrit quelque sept livres au cours des dernières années. Vous êtes par ailleurs très prolifique sur votre blog, où vous publiez plusieurs longs articles par semaine, et ce depuis trois ans et demi. Sans préjuger de vos qualités de magistrat, ne seriez-vous pas, avant toute chose, un homme de plume ?
PB : Je ne crois pas. Même si tenter de penser, écrire, parler, débattre, rencontrer des esprits exceptionnels constituent des passions dont je ne me lasse pas. J’ai toujours perçu et voulu vivre la magistrature comme un grand métier précisément parce qu’elle imposait, bien au-delà du droit, une culture générale, une appétence pour les idées, une curiosité des êtres, une obsession des œuvres emblématiques de la littérature universelle qui renvoient au fond de mon être épris des lettres classiques et de l’Antiquité quand j’étais plus jeune, toujours enthousiasmé par la découverte de l’universel au sein du singulier et par l’infinie richesse du singulier. Justice et culture : même combat !
RB : Une fois votre carrière terminée, allez-vous prendre la plume à plein temps ?
PB : J’aurais bien voulu. Pour les livres et mon blog que j’aurais pu alors ouvrir aussi à la politique qui est aussi l’une de mes passions depuis toujours. Les vicissitudes de la vie font que je vais sans doute « reprendre » du service judiciaire pendant trois ans à partir d’août 2009 sauf si je rencontrais une opportunité à la fois acceptable et fabuleuse. Mais il ne faut pas rêver. Donc, dans l’hypothèse la plus probable, durant trois ans encore, j’aurai le même mode d’existence qu’aujourd’hui et me soumettrai aux mêmes obligations.
RB : Sur votre blog, l’optimisme sur l’avenir de la France alterne à courts intervalles avec le catastrophisme. De même, la critique du gouvernement laisse vite la place au soutien que vous lui apportez, notamment dans votre domaine, la justice. N’avez-vous pas le sentiment que la société française est pour ainsi dire « à la croisée des chemins » aujourd’hui ?
PB : Vous aurez noté que je me refuse à entrer si peu que ce soit dans une discussion partisane ou de caractère purement politique. Je ne suis pas un fanatique du discours sur la France déclinante et sur le déclin en général. Il n’empêche que la politique de la justice que j’ai approuvée en gros, sous l’autorité de Rachida Dati, n’exclut pas des réserves, des désirs d’autres réformes, une vision plus large, plus structurée et à la fois plus généreuse. Il nous manque une philosophie globale, un humanisme de rigueur et de vigueur. Sur le plan politique, ce qui fait terriblement défaut à tous les niveaux, c’est au cœur du capital précieux de la démocratie l’exigence éthique. Vous comprendrez que je doive m’arrêter là !
RB : Tout en faisant part d’idéaux universalistes, vous affichez un certain patriotisme. Comment expliqueriez-vous à ceux qui en doutent la compatibilité des deux démarches ?
PB : Je ne suis pas un chauvin de la France. Mais je veux que celle-ci soit fidèle à ce destin qu’on lui prête et qu’elle a su assumer : celui d’être en charge des valeurs, des principes, d’une éthique plus forte que toutes les fractures de la conjoncture, et en même temps il m’importe, en tant que citoyen, d’être représenté, comme je l’entends et comme je l’ai voulu ou non, par le représentant de mon pays, le président de la République. La France forte et respectée est le chemin étroit et irremplaçable par lequel l’universel peut passer. Il y a une exemplarité de la France, sur tous les plans, qui seule peut permettre son rayonnement mondial.
RB : Vous avez écrit, en 2007, un livre intitulé J’ai le droit de tour dire !. Estimez-vous la liberté d’expression en France et en Europe menacée par un nouvel Ordre moral ?
PB : Bien présomptueux, ce titre ! C’est un sujet sur lequel je pourrais être encore plus intarissable que sur les autres. En peu de mots, la liberté d’expression, en effet, est gravement menacée par les clientélismes et les corporatismes. Chacun, chaque communauté veut sa loi et l’obtient. La liberté est donc dépecée, vendue à l’encan, au gré d’intérêts particuliers. Au lieu d’être un facteur républicain d’unité, un lien démocratique, la liberté d’expression s’est dégradée en bienséance et idolâtrie. On ne se demande plus si une idée est juste ou non, vraie ou fausse mais si elle est décente ou non. Avant d’avoir le droit de penser, de parler ou d’écrire, il faut payer sa dîme aux gardiens de la bienséance intellectuelle. Ils tiennent le péage et on ne peut passer que si on les rassure. La dissidence est interdite et la provocation même stimulante prohibée. Ce n’est plus, sur ce plan, un espace démocratique mais une République qui se souvient vaguement qu’elle a su aimer la liberté.
« L’EXEMPLE DE NOS ÉLITES POLITIQUES ET MÉDIATIQUES EST DÉPLORABLE. »
RB : Vous démontrez, sur votre blog, un profond attachement à la langue française. N’êtes-vous pas désespéré de l’effondrement du niveau de langage en France, dont l’exemple est souvent donné par le premier des Français ? Comment doit-on y remédier, selon vous ?
PB : C’est en effet une catastrophe. Orale et écrite. Mais l’enseignement en est responsable. Mais pas seulement lui. L’exemple de nos élites politiques et médiatiques est déplorable. C’est tout le pays qui perd sa langue parce que personne n’a montré au plus haut niveau que dans le langage civilisé il y avait tout : la puissance d’un pays, la qualité de ses gouvernants, le respect d’autrui, la douceur d’un monde et le bonheur d’une communication n’écorchant pas plus les oreilles que l’esprit.
Propos recueillis par Roman Bernard
* Que j'ai moi-même rejoint.
Criticus est membre du Réseau LHC.