Le glas de la culture
Bien que l’époque des grands récits soit terminée depuis longtemps
déjà, on entend toujours cette petite ritournelle détestable de
prétention et d’aveuglement sur de l’«excellence française», le
«rayonnement de la France dans le monde», et bien sûr «la France pays
des libertés», sans oublier la «diversité culturelle».
Il a pourtant bien fallu s’y faire: la France n’est plus qu’une
puissance moyenne, qui souffre en outre d’un grave déficit de présence
dans les grandes institutions et manifestations culturelles
internationales, notamment celles d’art contemporain. Alain Quemin, qui
l’a démontré en 2001 avec la méthode et la pondération du chercheur,
s’est attiré les foudres des gardiens de l’orthodoxie.
Mais les faits sont têtus. Depuis, les faiblesses et carences françaises sont devenues une évidence internationale, raillée par des attaques comme celles, assurément caricaturales et non dépourvues d’arrières pensées, du journaliste américain du Times, Donald Morrison, qui ne cesse de crier à la mort de la culture française après la disparition des figures tutélaires de Foucault, Deleuze, Derrida & Co.
Plus significativement, le Président de la République a repris à son compte, et largement martelé durant sa campagne, les arguments des observateurs les plus critiques de la politique internationale de la France en matière de culture. Déplorant devant la «Convention UMP pour un projet populaire» (26 janv. 2006) que «l’organisation de notre présence culturelle à l’étranger n’a pas changé depuis 1960», il préconisait de réduire les effectifs des ambassades d’Europe au profit de celles des pays émergents, et bien sûr de «mieux répartir nos dépenses avec moins de coûts de structures». Mais il concluait surtout sur la nécessité de «désigner un pilote de la politique culturelle extérieure de la France, actuellement dispersée entre une multitude d’opérateurs différents».
Nous y sommes. Bernard Kouchner a récemment annoncé une baisse
drastique des crédits alloués à la culture par le ministère des
Affaires étrangères et la fermeture de centres culturels.
Le plus extraordinaire n’est cependant pas là, mais dans le fait
qu’Olivier Poivre d’Arvor (frère de Patrick), directeur de
Culturesfrance en charge de la politique culturelle extérieure,
acquiesce sans réserve — «Le ministre a fait des choix. Je les
approuve» (Le Monde, 14 fév. 2009).
Alors qu’il dirige Culturesfrance depuis dix ans, il renchérit :
«Aujourd'hui notre action dans le monde est illisible. Il est urgent de
la repenser entièrement». Avec cette superbe autocritique, involontaire
ou calculée, Olivier Poivre d’Arvor à la fois fait écho aux propos
présidentiels, s’exonère de toute responsabilité, et emboîte le pas à
la nouvelle politique. Ce qui lui vaut de focaliser contre lui la
colère et un profond désaveu de la part du réseau de la culture
française à l’étranger — c’est peut-être le coût assumé pour accéder à
de nouvelles destinées…
Aussi, sans état d’âme apparent, déroule-t-il désormais le prêt à
penser d’un véritable sabordage de l’action culturelle de la France
dans le monde.
C’est en effet aujourd’hui devenu une habitude au sommet de l’État de
dresser des bilans catastrophistes (parfois justes), avant de mettre en
œuvre des mesures de rupture qui aggravent la situation au lieu de
l’améliorer.
Parce que la rupture prend systématiquement et partout la forme de
démantèlements par l’application automatique et sans discernement d’une
petite poignée de dogmes faits de rentabilisation, de suppression de
postes et de réduction du rôle de l’État.
Imbéciles et ravageurs dans beaucoup de domaines, ces dogmes de
sabordage plus que de ruptures le sont plus encore dans la culture.
Dans l’action culturelle française à l’étranger, après presque deux décennies de paupérisation et d’affaiblissement du réseau, une rupture-sabordage est engagée sous l’égide de Bernard Kouchner, avec l’approbation active d’Olivier Poivre d’Arvor.
Face à la vente d’une partie du patrimoine immobilier français à
l’étranger, à la fermeture de centres culturels, et bien sûr à la
réduction du nombre d’agents en poste, Olivier Poivre d’Arvor déplie
avec application un petit argumentaire du renoncement affirmant sans
douter qu’«on ne mesure pas nécessairement le rayonnement de la France
au nombre de fonctionnaires envoyés de Paris, au nombre de mètres
carrés immobiliers que possède la France à travers ses centres
culturels».
Ces sortes de considérations, qui font aujourd’hui florès chez nos
«élites», obligent à rappeler des évidences comme celle-ci que
l’excellence ne vient jamais de rien ni de nulle part, et que les
résultats sont toujours à la hauteur des moyens mobilisés pour les
atteindre. Sauf à entonner encore cette détestable ritournelle qui
voudrait faire de la France une nation culturellement supérieure, et de
son peuple un génie capable de créer des chefs-d’œuvre à partir de
rien, ou presque.
Et puisqu’il faut donner à ces renoncements des allures de modernité,
de progrès et de réactivité, Olivier Poivre d’Arvor bricole un semblant
de démonstration.
Ainsi, le mode de présence culturelle de la France à l’étranger serait
«largement obsolète», non pas à cause d’une mauvaise gouvernance du
réseau au cours des dix dernières années, non pas parce que ce mode
s’écarterait de la vision politique officielle, mais pour cette raison
objective (donc incontournable) : la «mondialisation» et la
«dissémination des savoirs» rendraient désormais caduque «la notion
même de ‘centres culturels’».
Est-ce à dire que la Grande Bretagne (British Council), l’Allemagne (Goethe Institut), l’Espagne (Institut Cervantès), qui sont en train de renforcer leur implantation culturelle extérieure, et la Chine, qui a récemment ouvert 305 instituts Confucius dans 78 pays, n’ont pas bien saisi la réalité de l’époque?
Non, c’est la France qui s’engage tête baissée dans une direction catastrophique pour la culture, à partir de cette pensée nulle selon laquelle les réseaux virtuels rendraient «obsolètes» les bâtiments, les lieux de dialogues, d’échanges et de monstrations physiques : les proximités. Mais voyons ! les réseaux numériques ne se substituent pas aux corps, aux choses et aux relations directes, ils intensifient les relations à distance, ce qui est bien différent.
Comment ceux qui n’ont pas su en dix ans construire un réseau numérique
capable de connecter et faire travailler efficacement ensemble les
postes du réseau physique de la culture française dans le monde; qui
n’ont pas compris l’intérêt de mettre en œuvre des outils numériques
efficaces et attractifs pour diffuser largement la culture et la langue
françaises. Comment ceux-là peuvent-ils aujourd’hui prétendre que
l’apprentissage de la langue, la lecture, ainsi que l’activité
culturelle et artistique (trois des principales missions des
établissements français à l’étranger) vont sans dommages «passer
désormais par d’autres circuits», par «d’autres outils», et, pour les
spectacles et expositions, en «travaillant hors les murs».
Le projet est clair : remplacer le réseau physique par un réseau
virtuel. Mais les incompétents du réseau physique le seront mille fois
plus dans un réseau virtuel.
On peut (non sans précautions) remplacer des guichets de vente de
billets de métro par des distributeurs automatiques, mais les futurs
Délégués culturels ne pourront pas remplir les mêmes missions que les
actuels Directeurs d’instituts français auxquels ils devraient succéder.
Sans murs ni équipes, dotés de budgets réduits, et seulement munis d’un
bureau, d’un téléphone et d’une secrétaire, les futurs Délégués
culturels n’auront pour tâche que de vendre les produits conçus en
France par la nouvelle agence intitulée «Institut français» dont rêvait
tant (de diriger) Olivier Poivre d’Arvor. Dotée d’un statut
d’établissement public autonome, regroupant Culturesfrance et d’autres
organismes, cette agence court-circuiterait l’administration —
conformément au dogme en vigueur du «moins d’État».
En réalité, la culture française à l’étranger va passer des gens de culture aux gens de business qui auront pour fonction de vendre la «marque France» selon la formule d’Olivier Poivre d’Arvor et de ceux qui assimilent de fait la France et sa culture à des marchandises.
La soumission de la culture à la logique marchande lui sera fatale. Désormais, la marchandise sera la règle, et la culture l'exception. Mais «il est de la règle de vouloir la mort de l'exception» (Jean-Luc Godard).
André Rouillé.
Lire
Entretien avec Olivier Poivre d'Arvor paru dans Le Monde du 14 février 2009
(cliquer sur le lien)
L'artiste et le photographe de l’image accompagnant l'éditorial ne sont nullement engagés par son contenu. Cette image n'est aucunement l'illustration du texte.
source : Paris Art
écrit par : André Rouillé
posté par : Floriane Pic
posté sur : création, Le blog des créatifs