Quant il s’agit de la littérature américaine, la France devient un pays borgne. Son œil droit, comme d’habitude, ne cesse de guetter le prochain ouvrage comportant bouteilles de whisky, chevaux sauvages et grands espaces aérés du Montana, ou décrivant les habituelles mésaventures d’un intellectuel juif new-yorkais ; bref, jamais rien de surprenant. Mais son œil gauche, lui, semble vouloir rester désespérement clos à toute forme littéraire déviant de ce canon hérité de ces cinquante dernières années. Le livre américain, selon ce canon, doit soit développer le cliché américain, soit offrir une critique cinglante de la société américaine. Autrement dit, le lecteur français attend de l’auteur américain qu’il se caricature ou qu’il se flagelle. Ce même lecteur ne semble pourtant pas savoir qu’il existe toute une littérature (postmoderne, autoparodique, abysmale, le mot qu’on voudra) qui ne cesse d’échapper à ces règles, qui se glissent dans les marges pour y donner jour à des enfants monstrueux, bûchers dressés sur Times Square ou vertigineuse maison de feuilles. Certains de ces enfants sont parfois plus présentables, comme de petits bijoux précieux sortis de nulle part, et qui, si on leur donnait une chance, pourraient être appréciés par un lecteur français prêt à s’émerveiller.
C’est le cas avec le dernier livre paru dans la collection Lot 49 du Cherche-Midi, La Princesse Renaissance, de Mary Lavergne, paru aux Etats-Unis en 1979 et qui ne nous parvient qu’aujourd’hui, exactement à trente ans de distance, dans une traduction conjointe de Claro et de Bernard Hoepffner. D’abord, un peu d’histoire. Lorsqu’elle écrivit The Renaissance Princess, Mary Lavergne (1934-1993) vivait à la Nouvelle-Orléans ; cherchant à s’échapper de son statut de femme noire et pauvre, et étrangement fascinée par le passé colonial français de la Louisiane, elle se plongea durant des nuits, à la New-Orleans Public Library, dans l’étude de l’histoire française, se passionnant très vite pour l’époque de la Renaissance, dont le mélange de codes, de langage surdéterminé et de violence sourde l’interpellait au même titre que son environnement proche. Aux codes des gangs et des bandes, elle pouvait opposer celui d’une cour royale ; au langage maniériste, elle pouvait présenter en reflet le slang afro-américain ; quant à cette violence barbare, à la fois tue sous le vernis aristocratique, et cachée dans les replis glorieux de l’histoire, elle ne la voyait que trop bien se poursuivre jusque dans les coups de feux échangés quotidiennement dans son quartier. De ces longues veillées nocturnes à s’approprier la langue élizabéthaine (elle ne savait bien sûr pas parler français), a surgi, au bout de dix ans, cette perle unique, The Renaissance Princess.
Pour la résumer très abruptement, disons que La Princesse Renaissance est une courte histoire d’adultère raté à la cour d’Henri II. La princesse a épousé un prince par défaut ; elle en vient à aimer un autre ; écartelée entre son sens de l’honneur et la passion qui l’étreint, elle ne peut se résoudre à sauter le pas et ne cesse de prendre la fuite ; mis au courant de cet amour, le mari gênant fini par mourir de dépit, mais au lieu de se sentir affranchie la princesse se retire, au désespoir de son amant ; comme tous les personnages d’autrefois, chacun finit par mourir, dans les pages du livre ou dans la poursuite de ses marges…
Il est évident que la réussite majeure de The Renaissance Princess ne se trouve pas dans son intrigue, qui même qualifiée généreusement de recréation postmoderne n’échappe pas à une légère impression de déjà-vu. Non, le charme, et presque la puissance politique du livre, résident dans la manière dont Mary Lavergne a totalement assumé la naïveté de son propos et la pureté du trait de sa phrase. C’est que depuis un siècle, même les phrases les plus courtes et les plus sincères, sonnent de manière suspecte : un spectre hante la littérature, c’est le cliché. Quelques années après le livre de Mary Lavergne, Umberto Eco, dans son Apostille au Nom de la Rose, se posait la même question : comment écrire « je t’aime » sans donner l’impression de décalquer des romans à l’eau de rose , alors même que la nécessité du récit réclame ce simple et définitif « je t’aime » ? C’est là qu’intervient le masque postmoderne historicisant : transposé dans une autre époque, une époque qui n’était pas encore « l’ère du soupçon » (dixit Nathalie Sarraute), il réussit malgré tout à résonner juste, et à affranchir notre cœur de lecteur de la culpabilité du cliché. La naïveté est une technique, mais aussi une position politique, car outre qu’elle contre la violence de l’époque par le rêve schopenhauerien d’un art survolant les convulsions de l’humanité , elle oppose au langage toujours plus appauvri de l’époque, à l’avidité insatiable et cruelle de sa société, à l’oppression de tous les pouvoirs établis, la richesse du rêve et toutes les possibilités de nuances du langage amoureux. Si La Princesse Renaissance débute par une dizaine de pages très denses, et en apparence rébarbatives, sur l’histoire française de l’époque, c’est aussi d’une certaine manière le reflet d’une volonté précise de l’auteur, celle de voir son lecteur mériter par sa persévérance les merveilles qu’elle lui réserve pour plus tard (l’un des rares témoignages sur la vie de Mary Lavergne nous apprend qu’elle fut marquée par les émeutes raciales de 1969 à la Nouvelle-Orléans, durant lesquelles des librairies et des bibliothèques de quartier furent systématiquement incendiées, dans une véritable haine de la « culture blanche »).
Très exceptionnellement, Claro et Bernard Hoepffner ont décidé d’unir leurs efforts ; traducteurs aguerris de langues anciennes élaborées (le Courtier en tabac de John Barth pour l’un ; la monumentale Anatomie de la mélancolie de Burton pour l’autre), ils étaient parmi les mieux placés pour donner une nouvelle existence, en langue française, à ce petit joyau de simplicité. Le duo de traducteurs s’est particulièrement appliqué à rendre compte du phrasé particulier de Mary Lavergne qui, sous ses apparences un peu raides et refusant l’épanchement, joue admirablement de la simplicité directe de la phrase, de l’effet de chaque mot choisi avec soin, et même d’un certain dépouillement rêveur, qui éloigne La Princesse Renaissance de l’imagerie un rien pompeuse d’un Calderón de la Barca, et la rapproche d’une immédiateté presque contemporaine, entre Voltaire et Beckett. Qu’on en juge par l’extrait suivant, particulièrement bien traduit, dans lequel l’héroïne exprime le tourbillon très réfléchi de ses sentiments :
« Il a été discret, disait-elle, tant qu’il a crû être malheureux ; mais une pensée d’un bonheur, même incertain, a fini sa discrétion. Il n’a pu s’imaginer qu’il était aimé sans vouloir qu’on le sût. Il a dit tout ce qu’il pouvait dire ; je n’ai pas avoué que c’était lui que j’aimais, il l’a soupçonné et il a laissé voir ses soupçons. S’il eût eu des certitudes, il en aurait usé de la même sorte. J’ai eu tort de croire qu’il y eût un homme capable de cacher ce qui flatte sa gloire. C’est pourtant pour cet homme, que j’ai cru si différent du reste des hommes, que je me trouve comme les autres femmes, étant si éloignée de leur ressembler. J’ai perdu le cœur et l’estime d’un mari qui devait faire ma félicité. Je serai bientôt regardée de tout le monde comme une personne qui a une folle et violente passion. Celui pour qui je l’ai ne l’ignore plus ; et c’est pour éviter ces malheurs que j’ai hasardé tout mon repos et même ma vie. »
Il y a d’ailleurs, chez Mary Lavergne, de vagues et réguliers échos de Proust, échos qui, plutôt que d’aussitôt nous jeter sur la trace d’une vague influence de lecture, nous troublent en nous faisant réaliser à quel point la phrase proustienne, s’autorisant parfois un léger déhanché maniériste, ou se délectant de la saveur d’une conjugaison rarement usitée dans la conversation quotidienne, se rapproche de cette langue du 17eme siècle, et l’on se prend, dans la lignée du « plagiat par anticipation » de Pierre Bayard (qui n’est après tout qu’un concept très largement repiqué au Borges de l’article « Kafka et ses précurseurs »), à rêver que Proust ait eu une influence jusqu’alors insoupçonnée sur le duc de Saint-Simon ou Mme de la Pioche.
Ce qui serait extraordinaire, c’est que, dans sa reconstruction maniaque d’un livre Renaissance, Mary Lavergne ait sans le savoir expérimenté le syndrôme de Pierre Ménard, et qu’elle ait réécrit un livre se déroulant à la Renaissance et qui existerait déjà – dormant, qui sait, sur les étagères des bibliothèques et des particuliers, et n’attendant plus qu’on y porte un regard neuf, comme s’il venait d’être publié, comme si par ce principe d’anachronisme qui devrait toujours régir nos lectures, il était devenu, par la seule métamorphose d’un nom d’auteur, notre contemporain ? Car comme le disait Borges, encore lui, dans la phrase qui conclut la nouvelle Pierre Ménard, auteur du Quichotte : « Attribuer l’Imitation de Jésus-Christ à Louis-Ferdinand Céline ou à James Joyce, n’est-ce pas renouveler suffisamment les minces conseils spirituels de cet ouvrage ? »