Depuis qu’elle s’était inscrite sur Facebook, non sans une bonne dose de scepticisme quant à l’enthousiasme légèrement excessif qu’affichait maintenant Fabienne Maturin dès lors qu’elles évoquaient entre elles ce monde virtuel qui les fascinait mais qu’elles avaient toujours détesté, au fond, il arrivait que Violaine Parmentier se demande, parfois, comment les hommes et les femmes, avant, pouvaient bien se débrouiller pour parvenir, pourtant, tant bien que mal, à se rencontrer. C’était une blague, bien sûr. Elle savait parfaitement comment ils s’y prenaient, les uns et les autres. Mal, très mal, en fait, vous pouvez me croire, disait-elle, sans jamais cesser de penser à sa propre rencontre avec Charles-Antoine, rencontre qu’elle jugeait, avec quelques années de recul, proprement catastrophique. Oh, oui, très très mal, même, pour peu que l’on accepte réellement de voir les choses en face ! Certes, avec un peu de chance, vous réussissiez sans trop de peine à croiser au moins une fois dans l’année, quelque part aux alentours de la machine à café, un collègue de bureau dont le physique, à certains détails près, tout de même, et non des moindres en général, correspondait approximativement au type un peu louche qui jouait l’avocat véreux dans la dernière série que vous vous étiez infusée jusque tard dans la nuit, durant tout l’hiver. A moins que le collègue en question ne vous fasse vaguement penser au DJ à moitié cinglé et à la chevelure proprement exubérante que votre meilleure amie vous avait présenté, la veille, comme « le type le plus géniallissime que j’ai jamais croisé »… « Et aussi, de loin sans doute, le meilleur coup de la galaxie… » avait-elle ajouté, dans un sourire énigmatique qui avait eu pour effet de vous anéantir un peu plus pour le reste de la soirée. La suite était plus aléatoire encore. Le collègue de bureau qui vous abordait immanquablement d’un air niais témoignant ainsi de l’intérêt qu’il portait à la tenue particulièrement décolletée que vous aviez adoptée ce jour là, se révélait souvent le plus sinistre imbécile que le monde ait jamais enfanté. Ou bien, dans une autre version, il vous annonçait, la bouche en cœur, quelques jours plus tard, juste avant de se rhabiller en quatrième vitesse tout en déclarant, affolé, qu’il entendait des pas dans le couloir, qu’il avait, prévenait-il, un terrible aveu à vous faire, et qu’il espérait sincèrement que vous étiez tout à fait capable de comprendre, et de l’excuser, vu que le mariage n’était pas une mince affaire, et qu’il n’était pas le premier à s’en rendre compte, et qu’il n’avait pas vraiment su comment vous en parler avant, et que vous étiez la première à être si tendre avec lui, si douce, et que vos yeux étaient semblables aux jours heureux dont il rêvait, encore. Il y avait bien d’autres versions, en vérité toutes plus décourageantes les unes que les autres, il faut bien le dire car elles se terminaient toutes, sauf exceptions, à peu près de la même façon. Vous passiez rapidement sur les cases initiales, discrètement teintées d’un ersatz de bonheur, saupoudrées d’une pincée de curiosité pour celui sur lequel vous aviez fini par jeter votre dévolu, pour vous retrouver, et bien plus vite que vous ne l’aviez imaginé, à surtout vous efforcer d’échapper au pire… Là, c’était au choix ! Vous pouviez, très facilement, vous prendre en pleine tronche l’une des nombreuses cases estampillées « indifférence »(Vous n’êtes plus rien l’un pour l’autre ; restez trois tours sans jouer) ou bien, sans en avoir en compris les conséquences, trébucher brusquement sur celle où figurait un personnage ivre mort (Vous sombrez peu à peu dans l’alcoolisme ; restez cinq tours à l’hôpital), ou bien encore vous étaler, dans les grandes largeurs sur une case tragiquement soulignée de noir (La dépression vous guette ; avalez trois tubes de Prozac et retournez vingt cases en arrière), le stade ultime étant naturellement représenté par la silhouette, sans équivoque, d’un juge du tribunal d’instances chargé des affaires familiales (Il ou elle a demandé le divorce et l’a obtenu. Les torts sont partagés. Vous repartez à zéro). Oh, bien sûr, Violaine Parmentier n’était pas dupe. Elle détestait d’ailleurs, chez elle, cet épouvantable trait de caractère qui consistait systématiquement à tout exagérer et à voir en noir ce qui n’était, au pire, qu’en demi teinte, et prenait même, parfois, une jolie couleur pastel. Mais, tout de même, elle ne pouvait s’empêcher de penser que, dans le monde très imparfait de la fin du vingtième siècle, il avait été extrêmement difficile, pour deux êtres normalement constitués, d’entretenir une relation sentimentale à peu près satisfaisante. Or Facebook changeait radicalement la donne ! Le hasard était relégué à des temps préhistoriques. Vous n’aviez plus besoin de vous encombrer d’accessoire. Vous pouviez directement aller à l’essentiel. Et vous permettre de choisir, parmi vos nombreux amis, aux profils variés, celui qui correspondait exactement à votre attente. La relative intimité de votre écran d’ordinateur autorisait, de plus, absolument toutes les audaces. Violaine n’en revenait pas. C’est la réflexion qu’elle s’était faite, un soir, après avoir déclaré « Tu me plais » à un certain Julien Savouré qui l’avait invité, ce jour-là, à rejoindre le cercle de ses nombreux amis bien qu’elle n’ait jamais entendu parler de lui, auparavant. Mais il fallait admettre que son profil était plutôt du genre craquant et que ses yeux étaient vraiment magnifiques. Voilà ce qu’elle s’était dit en éteignant son ordinateur et non sans éprouver un frisson assez inhabituel, mêlé de crainte devant l’inconnu et d’une drôle d’excitation intellectuelle à l’idée qu’elle venait de découvrir un nouveau continent. Et si tout cela était vrai, au fond ? Et si toute cette comédie devenait peu à peu la réalité du monde ? Juste de l’autre côté de la cloison, Charles-Antoine dormait profondément. Elle entendait sa respiration régulière mais ne parvenait pas à imaginer les rêves qui le berçaient.