Iniquità

Publié le 31 mars 2009 par Toulouseweb
Un tribunal italien relance involontairement un débat délicat sur la sécurité aérienne.
Dans certains pays, la criminalisation des accidents aériens prend des proportions insensées, extravagantes, voire scandaleuses. Aujourd’hui, un vent de révolte souffle sur l’aviation commerciale tout entičre au terme du procčs de l’accident survenu en Italie en aoűt 2005 ŕ un ATR 72-200 de Tuninter.
Le tribunal de Palerme a en effet condamné sept personnes ŕ un total de 62 ans de prison ferme, dont 10 ans pour chacun des deux pilotes tunisiens, 9 ans pour le directeur général de la compagnie et autant pour son directeur technique, les autres peines concernant des techniciens de maintenance. Aussitôt connu le verdict, Tuninter (rebaptisée depuis lors Sevenair) a bien entendu décidé de faire appel.
Le biturbopropulseur, qui effectuait un vol Bari-Djerba, s’était abîmé en mer, au large de la Sicile, en panne de carburant. L’accident avait fait 16 victimes, 23 autres avaient été blessées.
L’enquęte technique a révélé que l’ATR 72 avait été erronément équipé d’une jauge de carburant d’ATR 42 avec, pour résultat, une information fausse affichée sur la planche de bord. La différence atteignait 1.800 kg de kérosčne, précise l’Agenzia Nazionale per la Sicurrezza del Volo, ANSV, cet écart étant source de grand danger ŕ partir du moment oů étaient embarqués des compléments de carburant, et non pas de simples pleins.
Les juges italiens ont eu la main trčs lourde. Ils ont notamment estimé, aprčs avoir reproduit le vol sur simulateur, que les pilotes auraient quand męme pu rejoindre la terre ferme s’ils avaient suivi les procédures appropriées. Cela sachant que, de toute maničre, les ateliers de Tuninter n’auraient pas dű monter le mauvais modčle de jauge sur cet avion. La théorie face ŕ la vraie vie, en quelque sorte.
L’aboutissement de cette triste affaire italienne est tellement disproportionné qu’il dérange plus encore que d’autres dérives judiciaires notées au fil de ces derničres années. Et tout porte ŕ croire qu’elle va jouer le rôle de détonateur et susciter un débat animé, dominé par l’incompréhension et l’inquiétude. Les premičres réactions en témoignent éloquemment.
L’ANPAC, Associazione Nazionale Piloti Aviazione Commerciale, dénonce un verdict inacceptable et exprime sa profonde perplexité. Au niveau international, la trčs puissante IFALPA, International Federation of Air Line Pilots’ Associations (100.000 pilotes de 100 pays y adhčrent) se dit consternée. Et elle rappelle avec force que toute enquęte menée aprčs un accident aérien ne peut servir de base ŕ des poursuites judiciaires. On est évidemment loin du compte.
Respectée dans le monde entier, et heureusement trčs influente, la Flight Safety Foundation n’avait pas attendu le verdict pour critiquer sévčrement les interférences judiciaires dans les enquętes. La FSF ne s’était pas non plus contentée de montrer du doigt l’Italie mais, dans la męme déclaration trčs ferme, s’en était aussi prise dčs février au systčme judiciaire français, citant l’exemple récent des difficultés qui ont marqué l’enquęte sur l’accident ŕ proximité de Perpignan, en novembre dernier, d’un A320 d’Air New Zealand. Des difficultés liées ŕ la Ťcohabitationť souvent conflictuelle entre enquęteurs techniques et judiciaires mais soigneusement occultées. D’autant que toutes les parties concernées, avionneurs compris, s’enferment dans un silence prudent, dans de telles circonstances, cela pour éviter de rompre le sacro-saint secret de l’instruction. Cette omerta contribue largement ŕ expliquer le silence radio des médias, involontaire. En France, le débat sera inévitablement exacerbé, début 2010, par le procčs lié ŕ l’accident du Concorde d’Air France.
L’Italie et la France ne sont pas les seuls pays ŕ souffrir de cette dérive accélérée vers la criminalisation. On constate une évolution similaire ailleurs dans le monde, notamment en Amérique latine. En revanche, les Etats-Unis, pourtant considérés comme le paradis des hommes de loi et lieu privilégié de tous les excčs judiciaires, montre l’exemple de la voie ŕ suivre. Le National Transportation Safety Board, la Federal Aviation Administration et le département des Transports affichent conjointement un seul et męme objectif, identification rapide des causes des incidents et accidents. Il faut les faire connaître urbi et orbi dans l’intéręt de tous et susciter le cas échéant des modifications techniques ou opérationnelles susceptibles de rendre les voies des airs plus sűres. Les actions punitives éventuelles viennent ensuite, le cas échéant, et ensuite seulement.
Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une spécificité américaine mais, plus simplement, du respect des rčgles édictées par l’OACI, Organisation de l’aviation civile internationale, institution spécialisée des Nations unies. D’oů l’espoir d’un retour aux sources permettant d’éviter la généralisation de dangereuses dérives. Le tribunal de Palerme, outrageusement excessif, vient peut-ętre de rendre involontairement un grand service ŕ la communauté aéronautique internationale. En effet, son verdict inique confirme de maničre spectaculaire qu’il est grand temps d’agir, d’en revenir ŕ un minimum de réalisme.
Pierre Sparaco - AeroMorning