Donc la mort de Lucius Annaeus n’en finit pas. Le médecin pense qu’un bain très chaud, en dilatant les veines, facilitera l’effusion du sang, voire réveillera la vertu du poison. On transporte le vieil homme exténué jusqu’à la salle de bain. Il se laisse tomber dans la baignoire, éclabousse les deux esclaves qui le soutenaient, offre cette giclée en libation à Jupiter Liberator. Qui peut croire, depuis la mort d’Auguste, que le sang des Romains intéresse encore Jupiter ? Néron a la trentaine : des décennies devant soi pour le crime. A l’autre bout de la maison, les servantes s’affairent autour de Pauline, qui reprend connaissance dans une chambre.
Sénèque semble évanoui dans les vapeurs de l’eau brûlante, mais une image envahit son esprit, remontée du fond de la mémoire, cette autre mare nostrum gardienne d’épaves. Un très ancien souvenir, net comme une amphore d’avant-hier. C’est lui jeune homme, debout dans la brise à la proue. Il vient de soigner en Egypte, chez son oncle préfet, une lassitude de vivre qui l’aurait conduit au suicide à vingt ans, s’il n’eût craint d’en faire mourir de peine son très vieux père. Excursions au pays d’Isis, lectures, rencontres. Il rentre apaisé, remplumé, impatient d’agir. Oh ! revoir Rome après six années ! Mais voilà que l’oncle, de retour aussi ayant achevé son mandat, meurt brutalement dans la traversée. Puis une tempête se lève, des creux profonds, le navire qui roule et tangue, la tante retenant le cadavre du mari que la mer furieuse lui dispute, et toi, Lucius, agrippé au mat, incapable de secourir le couple vif et mort qui roule ainsi, longtemps, longtemps, ballotté enlacé par tout le pont, dans les craquements du navire lancé sur les gouffres. Puis la mer s’apaise, tu aides ta tante à draper d’une toge d’apparat le corps du mort tant aimé, soleil radieux, les rivages sont en vue, le navire entre au port, paix.
Lorsque Pauline, soutenue par les femmes, s’avance jusqu’à la baignoire, Sénèque dans l’eau rouge, suffoqué par la vapeur, ne respire plus, déjà loin, enfin libre. Ad excelsa sublatus inter felices currit animas, débarrassé de toute cette crasse du corps, il a gagné les hauteurs et court parmi les âmes heureuses.
Le centurion alerté vient voir. Parfait, rien à dire. C’est pas trop tôt quand même ! Foncer au Palatin, faire son rapport, courir à la maison, ne pas réveiller les petits, se glisser au lit conjugal, et, peut-être, faire à Claudia l’amour en douce.
Voilà tout.
« Le corps de Sénèque, écrit Tacite, fut brûlé sans aucune pompe. Il l’avait ainsi ordonné par un codicille, lorsque encore très riche et très puissant, il songeait à sa fin.»
Répression redoublée les mois qui suivirent : tortures, exécutions, suicides, exils et bannissements. Pétrone, « arbitre des élégances », se donne la mort en dilettante. Le poète Lucain, neveu de Sénèque, pense sauver sa vie en dénonçant qui l’on veut, même sa mère. Novatus Gallion et Mèla, frères de Sénèque, et le farouche Thraséa, et tant d’autres, rendent leur sang comme ils peuvent. Jeu du courage et de la peur, de la gloire et de la honte, toujours le même, dans les temps assassins.
Pauline vivra encore quelque temps, digne et retirée, sans retrouver la curiosité d’être heureuse.
Paul de Tarse est décapité en 67.
Le 9 juin 68 après Jésus-Christ, la révolte gagnant l’armée, Lucius Domitius Ahenobarbus Nero, déclaré ennemi public par le Sénat et traqué pleurant par la garde prétorienne jusqu’au fond d’un jardin de banlieue, s’enfonce, aidé d’un affranchi, un glaive dans la gorge.
Sources : Tacite bien sûr (Annales, XV), et, pour faire le tri des faits contradictoires, P. Grimal (Sénèque, ou la conscience de l’empire, Fayard), parmi bien des ouvrages. Certains éléments de la vie ou de la pensée du philosophe incorporés aux « épisodes », sont inspirés de plusieurs de ses œuvres : la Consolation à Hervia, La Clémence, Les Bienfaits, les Lettres à Lucilius. Les phrases de Sénèque directement citées en latin sont extraites, dans l’ordre d’apparition, de La vie brève, de La Clémence, de la Lettre à Lucilius 4, de la Lettre à Lucilius 8 et de la Consolation à Marcia.
L’ultime lettre dictée à Lucilius par Sénèque avant le bain mortel n’est admissible que si l’on reconnaît à l’imagination littéraire raisonnée le droit de remplir les blancs laissés par l’histoire. Selon Tacite en effet, Sénèque a bien dicté en ses derniers instants un long texte à ses secrétaires, mais il ne juge pas utile de le reproduire puisqu’à son époque (quarante ans après les faits) il le dit publié et connu, or il ne nous est pas parvenu. Quant à l’exécution de Paul de Tarse, certains historiens la placent en 64, et d’autres, que j’ai préféré suivre, trois ans plus tard.
La plupart des œuvres de Sénèque sont disponibles à petit frais, certaines en collection bilingue aux Belles lettres (Classiques en poche) , ou sur l’extraordinaire site internet Itinera electronica. Œuvres alertes, jamais très longues, à lire ou relire pas temps de crise personnelle ou publique, et plus morale que financière : rien d’ardu ni de sec, une sagesse « à vivre » en même temps qu’un plaisir du beau style.
En guise de postface : La mode està la réhabilitation de Néron. On avance le portrait d’un prince assez aimé du peuple, jeune homme sensible, esthète, moralement détruit par une mère hystérique. D’autres soutiennentqu’Agrippine aussi vaut mieux que sa réputation ; d’autres, ou les mêmes, qu’il y a du tartuffe en Sénèque… Bien sûr que les monstres peuvent avoir des grâces, comme les sages des failles. Au fond, dans l’extraordinaire couple Néron-Sénèque, pourquoi ne pas lirela métaphore du duo conflictuel en chaque homme, de l’instinct et de la raison, du corps et de l’esprit, du fauve et dudompteur : lequel est jamais tout à fait sûr de tenir l’autre ?
Arion
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