Lorsque j’ai appris que Tristram allait publier une traduction de « Décentrer la terre », l’essai de William T. Vollmann sur Copernic, j’ai été assez surpris. Pourquoi celui-là alors qu’il reste un paquet d’autres titres à traduire ? En fin de compte je m’en réjouis : même si ce n’est pas le livre le plus passionnant de l’auteur, même s’il n’a aucune chance de vendre des milliers d’exemplaires, Tristram ajoute ici à son catalogue un titre qui développe une sorte d’autopsie intellectuelle de Vollmann : c’est sur lui qu’on apprend, plus que sur son sujet d’étude.
« Décentrer la terre » est un travail de commande réalisé dans le cadre de la collection Great Discoveries de Norton : l’idée est de demander à des écrivains sans expertise particulière d’écrire un livre sur une invention ou une découverte majeure ainsi que sur l’homme ou la femme qui se cache derrière. Théoriquement, cette approche devrait donner des livres accessibles au commun des mortels permettant de comprendre les travaux discutés et en situer leur importance dans l’histoire scientifique. Concrètement, lorsque les critiques de ses volumes sont écrites par des experts des domaines en question, les réactions négatives pleuvent : imprécision, superficialité voire même contresens en seraient les tares. N’ayant de la théorie copernicienne qu’une connaissance limitée, je ne saurais me prononcer sur ces points. Tout ce que je puis dire, c’est que j’ai appris des choses.
Vollmann s’attache à présenter et resituer historiquement les travaux de l’homme qui a placé le soleil au centre de l’Univers. Depuis sa mort au 16eme siècle, l’œuvre copernicienne a été corrigée, amendée, parfois réfutée. Les traités astronomiques de Ptolémée, celui que Copernic aurait relégué aux oubliettes, n’étaient pas tellement faux. Les deux hommes auraient d’ailleurs été bien plus proches qu’on le croit souvent. La question se pose d’ailleurs : le chanoine Nicolas Copernic, à travers ses recherches, a-t-il créé un nouvel univers ou voulait-il sauver l’ancien ? L’auteur note d’ailleurs que cette question est difficilement comprise à une époque où on rigolerait d’une phrase comme « qu’est-ce qui pourrait être plus beau que les cieux qui contiennent de si magnifiques choses ? » qui ouvre pourtant « De Revolutionibus », le fameux traité : le monde ancien était fait d’harmonies perdues avec le passage à l’héliocentrisme. Ce que l’on prend souvent, chez Copernic, comme des précautions oratoires pour éviter les foudres de l’Eglise pourraient donc bien être en fait quelque chose de profondément ressenti.
Mais alors, pourquoi nous parler de ce révolutionnaire pas si révolutionnaire que ça ? Parce que, quoi qu’il en soit de ses motivations et de ses erreurs, Copernic est un homme qui a mis fin à un monopole de quatorze siècles. « Ce qui me touche le plus, c’est le combat d’un esprit humain se libérant d’un système faux » écrit Vollmann, et c’est à partir de cette phrase que tout s’éclaire : comme la plupart de ses livres, « Décentrer la terre » insiste sur ce que la liberté d’un individu peut faire. Se libérer d’un dogme, c’est difficile, mais c’est possible. Et si on ne peur demander à tous de le faire – comme on ne pouvait demander à tous d’être héroïque pendant une guerre- il faut au moins savoir célébrer comme il se doit la vie de celui qui y parvient. Ce n’est d’ailleurs pas seulement d’un dogme scientifique que Copernic a réussi à se libérer : il a dû prouver que l’héliocentrisme était une théorie bien plus simple pour comprendre les phénomènes célestes alors même que le sens commun imposait de la rejeter et que les outils lui permettant de la prouver n’avaient pas toujours été découverts.
Copernic a écrit son traité en étant en possession de données partielles et a évoqué des raisons complètement fausses pour expliquer certains phénomènes. Ceci étant, il était pourtant dans le vrai. Un peu comme Edgar Allan Poe dans « Eurêka », travail certes beaucoup plus littéraire que scientifique écrit sur base d’une méthode intuitive, où il compte résoudre les mystères de l’Univers spirituel et matériel et s’approche déjà des concepts alors inconnus du big bang, des trous noirs et une première explication plausible du paradoxe d’Olbers. C’est là le deuxième point qui fascine Vollmann : la possibilité de toucher au vrai à travers des fulgurances poétiques (ou quasi-poétiques dans le cas de Copernic) pourtant basées sur des prémisses non vérifiées. N’est-ce pas ce qu’il a lui-même tenté de faire sur la nature humaine dans « La famille royale » ainsi que dans de nombreuses scènes de « Central Europe » et « Fathers and Crows » ?
Vollmann a écrit pour Tristram une postface à la réédition de « Eurêka » dans la traduction de Baudelaire. C’est un texte très beau et très personnel qui referme une œuvre que Poe considérait comme sa plus belle, mais qui me semble assez aride même si elle est également fascinante. La publication simultanée de ce livre et de « Décentrer la terre » fait sens, surtout en nous permettant de cerner un peu plus précisément les deux moteurs de l’œuvre vollmanienne : liberté et puissance prophétique du poétique.
William T. Vollmann, Décentrer la terre, Tristram, 23€
Edgar Allan Poe, Eurêka, Tristram, 17€