La 9ème Biennale de Sharjah (jusqu’au 16 mai) fut, il y a 16 ans, la première manifestation artistique de la région, bien avant Art Dubai et le Louvre Abu Dhabi. Sous l’égide du Palestinien Jack Persekian et de la portugaise Isabel Carlos, c’est l’occasion de découvrir beaucoup d’artistes peu connus en France, Arabes, Iraniens, Indiens. A côté de figures confirmées, il y a aussi beaucoup de jeunes (11 de moins de 30 ans; 26 entre 30 et 40 ans) et beaucoup de femmes (36 sur un total de 62 artistes). Un des thèmes que j’y ai perçu de manière récurrente est celui de la mémoire, et, après le billet d’hier, c’est celui que je voudrais explorer aujourd’hui.
Le travail de Joanna Hadjithomas et Khalil Joreige tourne depuis longtemps autour de l’émergence des images et de leur immanence. Dans la droite ligne de ce que nous voyions récemment au MAMVP, ils montrent ici des images de ‘martyrs’ (disons, des morts en service, pour dédramatiser le terme) de tous partis et de toutes confessions: ce sont des affichettes placardées il y a longtemps dans des lieux reculés du Liban, sur lesquelles le temps a fait son oeuvre, les décolorant, les déchirant, les déchiquetant, les rendant quasi illisibles. A peine reconnait-on quelques traits, des cheveux, un menton. Les visages ne sont plus identifiables, ce sont à peine encore des visages, plutôt des signes qu’il y eut là, autrefois, un visage, des traces de l’histoire, comme les restes du corps d’un saint quand, des siècles plus tard, on ouvre la tombe et on ne voit plus que des tissus et des os (pardonnez l’image, mais je relisais hier le récit de la découverte des reliques de sainte Cécile par Clément VIII dans Ninfa Moderna). Parfois, les artistes exposent plusieurs photos du même martyr, de la même affichette, prises à des mois d’écart, en montrant la dégradation, le fil temporel. Ils ont ensuite demandé à des dessinateurs de refaire les traits qu’on peut encore percevoir dans l’image, qu’un éclairage rasant ou une lumière infrarouge peuvent restituer. Apparaissent alors ici et là des yeux, une barbe, une bouche, une ébauche d’expression, un infime retour à la vie. Pas de volume, pas de morphing, ce n’est pas un portrait-robot imaginaire, mais plutôt une archéologie de l’image. La salle est remplie de ces diptyques ou triptyques (Faces). Face à ces visages disparus et réapparus, ces tentatives de résurrection, le visiteur s’efforce de les rappeler à lui, de les inscrire dans son répertoire visuel; l’un évoque Velazquez, celui-ci pourrait venir du Fayum. Ces morts que la mémoire vient récupérer, qu’ils reposent en paix ! Dans une autre salle, le photographe libanais Ziad Antar présente son projet Beirut Bereft, un atlas des immeubles inachevés d’où les snipers des milices tiraient : immeubles monuments aux morts, immeubles inachevables tant ils sont peuplés de fantômes.
C’est un travail mémoriel apparemment moins tragique que présente le photographe japonais Hiroyuki Masuyama : cinq tableaux du romantique Caspar David Friedrich ont disparu, trois pendant les bombardements sur Dresde et Berlin en 1945 et deux brûlés en 1931 à Munich et à Hambourg (pourquoi ?). A partir de pâles reproductions de ces tableaux, Masuyama est retourné sur les lieux que Friedrich avait visités, a identifié des paysages qui l’avaient inspiré et les a photographiés; ces photographies sont les constituants de son travail, de même que les dessins faits sur le vif par Friedrich furent les constituants de ses tableaux. Montant ces photographies dans des caissons lumineux pour parvenir à une composition identique à celle du tableau disparu, il recrée ces toiles ‘en mieux’ : plus visibles, plus lumineuses, plus décoratives, plus sensuelles, plus romantiques. Artiste au service d’un autre artiste, Masuyama interroge ainsi le processus de création, la reconstitution et la réinterprétation (Hochgebirge 1824).
Les traces que collecte la jeune Tunisienne Nadia Kaabi Linke sont plus prosaïques, moins glorieuses, moins chargées d’histoire ou d’esthétique, ce ne sont que de misérables petits bouts de peinture tombés des murs dans des appartements décrépits de Tunis à Kiev, de Naples à Paris, non pas la noble peinture mais l’humble travail des peintres en bâtiment. Peut-être ces bribes sont-elles toxiques, imbibées de plomb, en tout cas elles parlent de vétusté, d’insalubrité, de misère. Et de ces miettes, elle fait une sculpture légère, aérienne : les centaines de débris sont fixés au plafond par des fils de soie noire, ils forment un tapis volant en morceaux que la climatisation agite doucement. La lumière projette au mur une ombre étrange où pourrait se révéler la forme de l’ensemble si elle n’était éclatée entre deux murs et le sol : aucun point de vue ne permet de distinguer l’ensemble, de réaliser que ces morceaux de peinture, ces traces du monde recomposent ici la carte des Emirats. Et l’ombre est alors une déformation de la carte, une représentation fallacieuse du réel. J’aimerais revenir le jour du décrochage, où l’artiste viendra couper tous les fils, où l’oiseau s’abimera au sol, où les bouts de peinture, un instant angélisés, redeviendront débris à remballer (Under Standing Over Views, un beau titre).
C’est avec des confettis que Lara Favaretto tente de reconstruire une histoire, des confettis qu’elle presse dans un cube blanc emblématique, mais que le passage des visiteurs, le souffle de la climatisation, l’humidité ambiante détruisent peu à peu. Le cube s’effondre, les confettis se répandent au sol, le dogme se dilapide, le white cube ne tient plus. Toutes les semaines, il faut reconstruire; il faut imaginer Sisyphe heureux. C’est ’seulement si vous êtes magicien’ (Solo se sei mago).
Il y a aussi le bric-à-brac cairote d’Hala Elkoussy (On red nails, palm trees and other icons, Al Archief), archive personnelle et témoignage de l’évolution de la ville, l’architecture minimale de tuyaux parlants et le faux canal de Venise de Sheela Gowda (’Someplaces’), la vidéo complexe de Basma al Sharif (’We began by measuring distances’), le coffre-fort dissimulé derrière le portrait du Sheikh par Halil Altindere, les livres de Gandhi transformés en boule de papier par Simryn Gill, la disparition de la figure chez la Bahreïnie Waheeda Malullah (’Black and white’), le festin persan offert par Gita Meh (’Soffreh’), le papillon palestinien de Nida Sinnokrot et le martyr prêt pour un attentat suicide de Sharif Waked : enregistrant son testament télévisé, il lit les Mille et une nuits, repoussant ainsi, comme Shéhérazade, l’instant de sa mort (’To be continued’).
Enfin, un peu à l’écart, j’ai vu une installation étonnante de David Spriggs : dans la pénombre, un feuilleté vertical de celluloïd de la taille d’un écran de cinéma, 40 feuilles formant un bloc solide mais translucide. Chacune est peinte et l’effet de transparence compose une image tournoyante, d’un cyclone ou d’une galaxie. La vision est déstabilisée, la vue de côté révèle d’autres formes, les interstices transforment eux aussi l’aspect. On ne sait comment appréhender cet objet-image : est-ce une allégorie du pouvoir et de la coupure entre homme et nature comme le suggère l’artiste (Axis of Power) ? J’y ai plutôt perçu un travail sur la vision et la place du spectateur, une question de point de vue, là encore.
Photos Hadjithomas/Joreige courtoisie des artistes; photo Masuyama provenant du catalogue; autres photos par l’auteur.