Bataille du maçon

Par Philippe Di Folco
Cher J.,
D'un fatras l'autre... La Rentrée, "arentrer" dedans, en sortir, revenir au point zéro, changer de cap, maintenir la vitesse, esquiver : à (sa)voir.
Alors ce fut un vrai plaisir de te revoir de par chez nous. Tandis que nous dégustions ce greco di tuffo un peu à la va-vite (le feu doré de Naples), que tes yeux s'allumaient et que ton débit s'accélérait (déjà, tu revenais de L.A. tout excité), nous évoquâmes (et je sais pourquoi : l'article dans le Monde sur ce village arverne retrouvé par une équipe d'archéologues), Francis Bouygues (et là encore, de citer le siège social de Bouygues, non loin du lieu de travail de H.). Bref, tout ça pour dire que ce matin en remontant de ma cave toute ma collection de WIRED, un magazine fabriqué au début des années 1990 en Californie, pour la jeter aux ordures (poubelle à couvercle jaune), une collection réduite en poudre (le papier recyclable, hydrophile, ces derniers mois humides,  l'eau de l'artique pénétrant par là-dessous : ce débord d'eau donnant un beau bordel dans mes archives), j'ai découvert coincé entre deux piles le CD de The Piano (BO signée Michael Nyman pour le film de Jane Campion, 1992). Producteur : Ciby2000. Attend, laisse-moi t'écrire le truc à fond, tu vas percevoir autre chose...
J'ai réentendu ensuite quelques pistes du CD. Très pillé dis donc en 15 ans. Pas si mal. Les images affluaient. Ce film, tout de même. Et les autres, produits par Ciby2000, donc ! Tu me dis un jour Lelay mit un terme au rêve de Francis : faire du cinéma, la foire sans les boeufs aux fronts imbéciles ciblés par le grand Charles (CB : Ciby : le coeur de Francis mis à nu), ce rêve coûteux, devenu non rentable. Ce rêve du petit Auvergnat parti de rien, devenu le 1er constructeur mondial. Tant qu'il était vivant le Francis, on lui laissait claquer son blé, le patron quoi, qui veut se délivrer (est-ce une délivrance ?) de ce que Bataille appelle "la part maudite" (Georges est né à Billom, non loin de Clermont-Ferrand, tu le sais).
La part maudite. Quel gouffre que cet essai, inachevé pourtant et justement... Y'aurait tellement à redire, à poursuivre, trop sans doute : dans le Daney par Debray il en parle. On a ça aussi chez Martial dans le domaine de Locus solus, mais c'est compliqué là, je vais partir vers Palerme, faire un crochet au Purgatoire, alors revenons à FB. Des choses simples mais tellement "mal dites", non dites, jugées incorrectes dans la Part. L'oekoumene (Augustin Berque, salut à toi !), le goût des autres (bein oui, le moustachu Bacri confond Gaulois et paquets de gauloises, poils et beauferie, quand Vercingétorix était glabre), les riches (que font-ils donc de tout cet argent : l'énergie, les flux, où ça va, pour qui, comment, pourquoi : et les résidus ? et le millionnième de centime réservé quant la multitude glâpit ?), les petits partis de rien devenus très très riches qui soudain se souviennent qu'ils ont un rêve d'enfant qui continue à grandir en eux, et ils l'entendent, et ils l'écoutent, et ils le mettent en oeuvre : l'argent oui, mais le savoir et la Vision, les conseillers, les bons choix à la fin, la signature sur le contrat et le chèque, et le film, les films au bout du compte (pas rentables, forcément), tout ça pour Angel A de Besson : MERDE  ! On est tombé si bas !!! Mais on a oublié la cave, juste à côté. Faudrait parler des incubes qui tuent les rêves d'enfant (Lynch en montrent parfois), du rosebud brûlé dès la maternité, du mécénat dévoyé par les pubeux populistes, des vanités des uns, des impuissances des autres, des très riches démons incontrôlés, indomptés donc, ah ! oui, mais alors les riches ils ne peuvent pas changer le monde comme ça, si vite, d'un coup, même avec des fictions ENORMES  ? (ça baisse la bourse ? ça baisse et tout le monde flipperait parce que soudain : ouah ! la fiction mal écrite au départ : c'est l'histoire... il était une fois... je vais te raconter toi le serf comment ça se passe, il s'agit d'une économie du profit permanent pour tous... si si, tu vas comprendre, alors quand tu seras riche petit bougnat... mais oui, longtemps tu t'aies couché de bonne...)  Il me souvient les années 1980, ça se foutait de la gueule de Francis ici et là. On le regrette le Francis même ses maisons de maçon pour petits Français moyens on les regrette aussi : y'a quoi désormais derrière les murs qui poussèrent à la va-vite ? des bouteilles de greco di tuffo ? des livres ? des désirs épouvantables ? des gens qui se déchirent ? des pornologies ? des grands yeux d'enfants affamés d'images ? de l'Ikéa ? Qu'est-ce que ça veut dire tout ça ? Tu vois, on est encore dans l'abécédaire... OU EST LE MONDE PROMIS DANS NOS EFFROYABLES / JOYEUX LIVRE D'IMAGES PUBLIES PAR FERNAND NATHAN* ? Dans une cave oubliée ? Y'a donc un toit par dessus. Faut redescendre ? De l'êthos à l'éthique : du temps pour ça, mais on nous en laissera, dis, ou faudra-t-il s'en saisir, et avec quelle violence encore ? Fight Club ou Magic Box ?
On offre quoi aujourd'hui comme part de rêves aux bénis oui oui qui s'illusionnent d'être arrivés quelque part ? Croître, croire et croâsser. Assez de dépense, plus de dé-penser (y'a ça chez le bel Edouard Glissant) : le silence des caves (les arachnées, les poussières, les odeurs de champignons, les ratatouilles tâpis, les sauts d'île en île).
Y'a comme un écho dans la vaste chambre du monde, comme un vide dans ce tombeau culturel en gésine. Lost Highway : au milieu du film, ce doigt qui appuit sur l'interphone, déclenche la sonnette : on ne peut plus revenir dormir à la maison ?
Et quand nous rebâtirons l'Empire à côté, sur le côté, du côté de chez... et si les abeilles sont toujours là flirtant dans les aubépines débarrassées des rouges acariens. Percevoir tel Perceval un microbout de l'Arche : voilà ce que j'ai vu dans la cave ce matin, un picabout de l'Arche dans les poussières de mes Wired.
Salve [Deconnexion. End Time : 2:58 GMT]
Ton sénéchal qu'avait pas fumé depuis 10 jours
(*) Une brève à écrire sur le jeune Fernand Nathan, obscure non pas, lumineuse sûrement, à savoir  : l'odeur, les dessins, les mots contenus dans ses livres publiées dans les années 1950-60.