Magazine Culture

L'Amérique au panthéon rock, part XXIII

Publié le 30 mars 2009 par Bertrand Gillet


Accabler les rockers de noms d’oiseaux ? Pourquoi pas des noms d’insectes ?… Les Beatles (scarabées), Iron Butterfly (papillon de fer), Les Spiders From Mars, la formation qui accompagna Bowie/Ziggie (araignées)… La liste est longue, permettez-moi d’y ajouter un nom certes moins connu mais tout aussi légendaire pour les geeks psychédéliques du monde entier : Dragonfly, la libellule. Un unique album en 1970 sur label Megaphone, onze titres furieux et rageurs mais avant de gloser, petit retour en arrière. En 1965 à El Paso. Jack Duncan et Barry Davis, respectivement batteur et bassiste, jouent dans une formation locale, The Pawns. Après avoir écumé les clubs du coin ils croisent le chemin de Gerry Jimerfield, guitariste et chanteur tonitruant, puis viennent s’installer à Durango. 1967, Beatles et Stones façonnent le monde du rock selon leurs codes et beaucoup de combos américains s’affublent alors de patronymes anglophiles. Ainsi, The Pawns se réincarnent très vite en Lords Of London. Ils font alors plusieurs fois l’affiche pour la Family Dog. 1967-1968, le summer of love et les sortilèges du psychédélisme s’abattent sur la Californie, on chante la paix, l’expérience lysergique et le bouleversement méthodique de tous les sens. Les seigneurs de Londres partent pour L.A et se rebaptisent Legend, un nom plus en accord avec leurs nouvelles aspirations musicales. Ils y enregistrent un Lp et deux singles qui ne figurent pas sur l’album, Portrait Of Youth et Enjoy Yourself. Rassurez-vous mes kids, ces deux brûlots comptent parmi les onze titres de Dragonfly. Jamais furie n’avait été couchée sur disque, jamais guitare n’avait à ce point explosé avec tant de virulence, sans parler de la voix qui vocifère à vous en percer définitivement les tympans : l’équivalent masculin de Janis Joplin, je pèse mes mots. Tout commence par Blue Monday et un « Oh my god » plaintif suivi d’un énorme riff de guitare, et d’un yeah vitupérant, pouvait-on rêver plus belle entrée en matière. Enyoy Yourself commence dans une ambiance plus calme, la voix, celle du bassiste, y est plus suave, mais ne nous laissons pas attendrir : la guitare reprend vite ses droits, fulminant d’avoir été délaissée pour des arpèges plus fluides, plus planants. Même traitement avec She’s Don’t Care, intro psyché se noyant ensuite dans la lave électrique. La formule est simple, agressive, pas d’orgue, encore moins de sitar, quelques effets viennent apporter une touche légèrement acide mais le sujet traité ici est bien le rock sous toutes ses formes, tant qu’elles arrivent à hurler, à ne ménager aucun répit, Time Has Slipped Away ne déroge ainsi pas à cette sacro-sainte règle que se sont fixés musiciens et producteur. Hootchie Kootchie Man et I Feel It sont les deux pièces maîtresses de l’album. Hootchie Kootchie Man est un célèbre standard du blues écrit par Willie Dixon et immortalisé par Jimi Hendrix. L’interprétation de Dragonfly elle est époustouflante, elle commence de façon trépidante, dans l’urgence, c’est cela le rock, puis alterne accélération sonique et décélération bluesy, sentiment à la fois excitant et angoissant d’attendre après chaque refrain la reprise abrasive à souhait, comme si le médiator n’était qu’une allumette prête à enflammer les corps. I Feel It et son clavecin céleste, I Feel It et sa mélodie enlevée, I Feel It et ses rythmes déconstruits, I Feel It et son solo caracolant, syncopé, épileptique, complètement déglingué, aussi raide qu’une gaule du matin, aussi sec qu’une fessée administrée à une jeune jouvencelle. C’est à peu près la sensation qui prédomine tout au long des onze plages de l’album, à ce détail près que nous sommes en 1970, en Californie, que le rock se fait rural, que les Beach Boys agonisent dans un dernier râle surf, que les acides semblent s’estomper, dans les esprits et dans la musique. Après la déroute d’Altamont, le psychédélisme revient à des formes plus classiques, cette musique planante américaine dont rêva Gram Parsons et qui exista un temps sous la forme d’un country rock solaire. Mais avec Dragonfly, point de slide, encore moins de rêve champêtre plein de jeunes hippies dévalant des plaines fertiles caressées par un soleil radieux dans un flou photographique stylisé, mais une électricité vicieuse, rampante, salace, un son crade, une énergie garage qui nous renvoie à l’an de grâce 1966. C’était l’époque des coupes au bol, des cols serrés, des pantalons courts et cintrés finissant droits sur leurs boots, c’était l’heureuse année des mythiques deux minutes et trente secondes, le credo de tous les musiciens actuels : empaqueter l’essentiel en trois accords et trois minutes, pas une de plus. Portrait Of Youth et Crazy Woman appartiennent à cette catégorie rêvée. Ce portrait de la jeunesse est aussi explosif que jouissif, avec ses trompettes de Jéricho et sa basse gluante. Quant à Crazy Woman, elle s’ébroue en postillons guitaristiques jusqu’à l’extase. Du bel ouvrage ! Le disque se referme enfin sur le très cool et expérimental Miles Away dont les dernières minutes préfigurent à elles seules la musique concrète et l’electro savante. Pas si mal pour un groupe que l’oubli écrasa aussi aisément qu’un insecte. Plus maintenant, la libellule a repris son envol.
La semaine prochaine : Mongrel de Bob Seger

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Bertrand Gillet 163 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte