Certains protagonistes rencontrés dans les présentations avant, puis le Salon des randonnées, des sports et des voyages nature lui-même qui vient de fermer ses portes à Paris (il sera à Lyon à la fin du mois), incitent à la réflexion. Tout se passe comme si, d’une génération à la suivante, un glissement s’était opéré entre culture et nature, temps et espace, histoire et écologie. Loin de moi l’idée d’opposer une génération à l’autre, la précédente étant bien sûr « meilleure » que la suivante. Loin de moi l’idée de caricaturer un mouvement de société en poussant les oppositions aux extrêmes. Mais l’écart entre la génération des 50 ans et la génération des 25 ans mérite qu’on s’y arrête : il s’agit d’un fait.
Pour la génération d’aujourd’hui, le voyage est la nature, la découverte de soi, le respect de l’environnement. Elle n’a qu’une hâte, rester sur place entre frères pour pratiquer des sports ou de l’observation, faire appel à l’Etat protecteur pour les sites et les espèces, creuser des toilettes « sèches » et recycler l’eau de pluie des gîtes tout en se pâmant devant les petites fleurs, les grands arbres et les belles bêtes dans leur milieu sauvage.
Je caricature un peu pour bien montrer. Il reste bien sûr des jeunes pour explorer le monde, et ils ont souvent le respect des populations et des sites, ailleurs comme ici. Comme il existe des vieux pour approfondir la nature proche et apprécier la vie communautaire et rustique. Mais la société des médias, du portable, du mobile et d’internet, la société du jeu vidéo et des raves parties, la société du zapping, des études longues et du travail précaire – n’est pas la même qu’il y a 25 ans. Sa conception du tourisme ne saurait donc être restée identique.
Nous sommes passés de la culture à la nature, de l’empreinte des hommes sur les sites (les monuments, les paysages, les façons de vivre) à la valorisation du vierge (du milieu préservé, des espèces intouchables). Les peuples hier apparaissaient sympathiques, vivant autrement et drôlement ; ils apparaissent aujourd’hui prédateurs qui se fourvoient, attirés par les faux lampions de la vie citadine à l’occidentale. Nous sommes passés du temps à l’espace - du vertical culturel et historique (à assimiler et transmettre), à l’horizontal de la nature immuable (à observer et protéger). Hier étaient les relations, aujourd’hui l’entre-soi. La randonnée était itinérante, ayant pour objectif la rencontre ; elle tend aujourd’hui à rayonner autour d’un point fixe, pour faire groupe et se « retrouver ». On n’a plus rien à transmettre – on se contente de communiquer. Hier il y avait filiation, expérience, aujourd’hui tous se veulent égaux, référents. Tous les messages et les arts se valent donc : tag machinal comme Taj Mahal.
Jusque là, nous constatons des faits : la génération d’aujourd’hui vit autrement que celle d’hier. Mais il y a plus et nous ne sommes pas forcément d’accord avec la dérive constatée.
Hier par exemple, voyager était un engagement : se remettre en cause à Venise, à Katmandou, à Calcutta ou à Moscou. Aujourd’hui, voyager est une démarche de moraline : surtout minimiser son empreinte carbone, surtout aider au développement durable, surtout ne pas modifier les équilibres et traditions locales. L’universel s’est transmué en communautaire, le mot d’ordre semble être chacun chez soi avec le Règlement Planète pour tous. La Loi de nature est délivrée par la République des Savants chère au vieux Totor, déifié au Panthéon. Le ‘on’ remplace le ‘nous’. Au nom du Principe de précaution (constitutionalisé en France par le conservateur Chirac), le pire étant toujours certain, le moindre doute devient certitude. Ainsi sur les OGM ou le climat. Or la démarche scientifique est tissée d’hypothèses, d’essais et d’erreurs, personne n’a entièrement tort ni entièrement raison jusqu’à ce qu’une loi s’établisse – provisoire – mais acceptée pour un certain temps ou sur un certain domaine. Pourquoi n’y a-t-il d’oreilles médiatiques que pour les climatologues – et pas pour les océanologues, météorologues, volcanologues, historiens ?
De la science qui on glisse alors à la croyance qui détient la Révélation. Chacun est sommé d’obéir aux mots d’ordre de la nouvelle religion. L’écologisme messianique d’aujourd’hui remplace le christianisme missionnaire d’avant-hier ou l’humanisme pédagogue d’hier. En témoigne ce ‘happening’ anglo-saxon, repris avec enthousiasme par les écolos : « éteignez les lumières pour la planète » (WWF). Ce geste symbolique et communautaire de Blancs nantis, quelle efficacité a-t-il, sinon de conforter l’entre-soi des Blancs et des nantis ? Un geste machinal et pas une réflexion. Ne vaudrait-il pas mieux voir ce qu’en pensent les pays tiers du monde (non-Blancs, non-nantis), ceux qui se développent et sont avides de vivre mieux ? Ne vaudrait-il pas mieux encourager les technologies nouvelles et montrer à chacun comment, plutôt que de prendre une posture universelle abstraite sur le quoi ? Mais la posture est facile car elle donne bonne conscience. Les gens font ça parce que c’est rigolo. Ils ont l’air d’adhérer – mais que se passera-t-il lorsqu’on ira au bout des conséquences ? Accepteront-ils avec la même légèreté rigolote les taxes massives sur l’essence et l’avion, le bond du prix de l’eau, les textiles standard obligatoires, le café bio-développement-durable au triple prix ? Où est l’argumentaire rationnel, le débat démocratique, le progrès humain dans ce mot d’ordre moraline ? Pourquoi manipuler les gogos en laissant croire que c’est un simple « jeu » auquel participer ?
« Éteignez les lumières » - je crains qu’on ne cherche surtout à éteindre les Lumières !
Il y aurait pourtant une autre voie. Peut-être sont-ce les Etats-Unis qui – comme d’habitude – l’ont trouvée en avance ? L’élection de Barack Obama est un changement de paradigme que nous n’avons pas encore mesuré en Europe, bien qu’il fût annoncé. Ses actes envers le reste du monde ne sont plus marqués par cette arrogance occidentale dont les Français demeurent, par exemple, fort imprégnés via un droâdelomisme arrogant. Les États-Unis de Barack ont la volonté de sortir des Grands Principes pour s’adapter désormais aux réalités des peuples, aux rapports de forces sur la planète, en Iran, en Corée du Nord, en Russie, dans la Ligue arabe… (N’est-ce pas une gifle à l’arrogance occidentale que cet accueil du Président somalien par la Ligue, en présence du SecGén de l’ONU, « malgré » la Cour pénale « internationale » ?).
Le temps reprend ses droits sur l’espace, la profondeur historique sur l’ennemi d’aujourd’hui, la culture sur la nature. Finis les « ennemis héréditaires », les Etats par essence « voyous » et l’axe du Mal à éradiquer de lumières laser. Il n’y a plus « eux » et « nous » mais un monde commun multipolaire et multivaleurs où l’universel de ce qui nous rassemble ne sera fait que des diversités qui nous composent. Dès lors, le voyage reprend tout son sens : il s’agit d’aller se dé-payser pour explorer ce qu’on ne connaît pas – plus de creuser son unique trou dans la nature telle qu’elle est faite ici et maintenant.
Pour la prochaine génération ?