"En moins de quinze ans, le marketing est ainsi passé du produit au logo, puis du logo à l’histoire ; de l’image de marque (brand image) à l’histoire de marque (brand story)", nous dit Christian Salmon. Rien de nouveau sous le soleil. L’utilisation du récit est ancestrale, de la Bible à Homère, de l’Amérique de l’esclavage et de la ségrégation jusqu’à nos politiciens contemporains, toutes les cultures, les époques, les civilisations ont construit des histoires pour comprendre et ordonner le monde. Passer par le cœur et l’émotion pour atteindre la raison, créer de la connaissance, structurer la réalité et faire émerger du sens.
Ne pas se perdre dans les réseaux
Si le phénomène n’est pas nouveau dans le domaine de la communication et de la politique, il était jusqu’alors réservé à des figures légendaires porteuses d’un vrai message. De gaulle et Kennedy étaient de formidables pourvoyeurs de récits. Aujourd’hui, la technique se répand, s’affûte et se professionnalise. Pourquoi ? L’apparition d’Internet, les nouvelles techniques de communication, la surinformation, le chaos des savoirs. Notre capacité de sélection est de plus en plus sollicitée. C’est même un enjeu essentiel pour notre survie, ne pas se perdre dans les "réseaux", mettre en perspective, affûter son sens critique. "Le cerveau humain a une prodigieuse capacité de synthèse multisensorielle de l’information quand celle-ci est présentée sous une forme narrative", nous dit Nahum Geshon. C’est la raison fondamentale de l’émergence du récit dans le monde de la politique et de l’entreprise. Son efficacité. Sa capacité de donner du sens à la complexité. Pour Steve Denning, un ancien dirigeant de la Banque mondiale, le succès du récit est simple : " Il n’y a plus que ça qui marche". Remplacer les logos par des histoires.
Un fil conducteur plus que d’un emblème fédérateur
L’image a en effet atteint son seuil de capacité, l’image ne suffit plus. Le marché de l’identité visuelle est à maturité, les images n’ont pas (ou plus) cette capacité de sens et de repère nécessaires pour répondre à la multiplication des médias, des prises de parole, de la diffusion virale sur Internet. Propulsées dans la spirale du changement, les besoins d’interaction, la circulation des connaissances, l’effondrement du modèle pyramidal, les marques ont besoin d’un fil conducteur plus que d’un emblème fédérateur. Pour le meilleur ou pour le pire, elles ont besoin d’un récit pour les soutenir.
Pour le meilleur ou pour le pire
Car l’exercice est à double tranchant. S’il est un outil de cohésion, un moyen de faire émerger du sens et de la raison en passant par l’émotion, c’est aussi un redoutable outil de manipulation. Le récit peut être une arme de "destruction massive" (on touche à l’émotion). Je pense bien sûr au précédent président américain qui a fait du récit (de la fiction) politique l’utilisation redoutable que l’on connaît. "Les histoires peuvent être des prisons", nous dit David Boje. Combien d’entreprises entretiennent des fictions trompeuses, des "récits merveilleux" pour travestir la réalité, assujettir les salariés autant que les consommateurs. Enron fut une immense fiction collective. Mais de courte durée.
Un public "expert"
L’objet du récit est de capturer un sens, des émotions, des expériences en partant des réalités du marché et celles de l’entreprise. C’est dans « l’état civil » et les racines (les marques) de l’entreprise que réside d’abord l’idée force souvent unique, qui fonde le récit. Un récit qui préexiste dans l’entreprise, dans son histoire, son langage, ses contradictions, dans l’histoire du groupe, du management, des mœurs, des rites, des traditions… l’objet du récit est de légitimer les valeurs et la stratégie d’une entreprise. La vérité du produit, la vérité du consommateur, la vérité du passé de la marque sont les trois conditions pour faire exister une marque sur le long terme. Naïveté me direz-vous ? Non. C’est ce que nous montrent les grandes marques (ou les hommes politiques) qui traversent le temps, mais c’est aussi l’influence grandissante d’un public socialement responsable et "expert" qui prend le pouvoir en démasquant sous les marques et leur discours, le véritable comportement des entreprises.
Le story-telling
Un détour par le storytelling. Si le récit et le storytelling ont les mêmes origines et sont de même nature, le récit est une prise de parole, une construction, sur le long terme (narration). Le storytelling (stories) s’attache quant à lui à raconter des anecdotes, des témoignages, des petites histoires qui complètent et renforcent le "grand récit" de l’entreprise. Mais c’est un sujet à part entière que je traiterai dans une prochaine note, tant il y a de confusion et d’ambiguïté entre les deux techniques. Le storytelling tenant souvent lieu de véritable récit, de technique de communication à part entière.
Pour se familiariser avec le récit d’entreprise
Afin de familiariser mes clients avec la technique du récit et son apport dans une stratégie de marque, je leur propose dans un premier temps de raconter l’histoire de l’entreprise. En se plaçant dans une logique de communication, faire émerger les lignes de forces, les points durs de l’aventure (une entreprise est toujours une aventure). Un exercice (à faible budget) doublement intéressant car à double usage. Le premier étant la création d’un outil de communication institutionnel (toujours intéressant), le second étant, à travers cette histoire, la création d’une base de réflexion, d’un fil conducteur pour explorer ses potentialités, libérer sa créativité, comprendre comment le récit préexiste dans l’entreprise. Un outil de management à part entière, pour faire émerger le rôle, les valeurs, le positionnement et le potentiel de développement qu’ils sous-tendent.