La crise atteint sans doute le monde de l’édition, comme l’ensemble des secteurs économiques. Toutefois, quelques signes semblent indiquer un intérêt croissant du public pour la lecture ; le bilan plutôt positif présenté par les organisateurs du dernier Salon du livre tend à le prouver, quelques initiatives privées également. Il faut toujours se réjouir lorsqu’un nouvel éditeur naît, où lorsqu’un éditeur déjà bien installé développe son activité pour toucher un plus grand nombre de lecteurs. Tel est le cas, notamment, des éditions Bartillat qui viennent de lancer une nouvelle collection, située à mi-chemin entre le livre de poche et le livre classique. D’un format plus réduit tout en conservant une qualité de fabrication irréprochable, et surtout d’un prix attractif, ce type de publication, dit « semi-poche » permet déjà à quelques éditeurs l’exploitation directe de leur fonds sur un marché intermédiaire qui attire nombre d’amateurs rebutés, jusqu’à présent, par la qualité parfois médiocre du papier et du brochage des collections de poche existantes.
Il ne faut pas trop se fier au titre du recueil. Si l’auteur semble bien avoir atteint une certaine « paix des cimes » dans la maturité déjà avancée de sa vie et de son œuvre, ses chroniques n’ont rien de paisible. Car Mauriac ne se contente pas de contempler son époque ; il s’indigne autant qu’il analyse, condamne autant qu’il admire, mais ne reste jamais indifférent. Le bretteur reste en éveil, sa plume acérée s’apparente souvent à un fleuret non moucheté, bien plus dangereux que son épée d’académicien.
Volontiers polémiste, s’il consacre un billet au cinquantenaire du J’accuse de Zola dans lequel il fustige la haine raciale, il ne manque pas d’ajouter :
« Nous avons vu de nos yeux de quoi est capable ʺla bête humaineʺ, pour reprendre un titre de ce Zola, dont la mémoire me laisse froid, je l’avoue. Car son ʺJ’accuseʺ, l’eut-il écrit si Dreyfus avait été un Frère de la doctrine chrétienne ? Il a hurlé avec les loups de son parti qui, en ce temps-là, hurlaient à l’innocence : il a hurlé contre les loups de l’autre parti. La politique n’a pas d’entrailles, ou elle n’en a que lorsqu’elle trouve son avantage à en avoir. »
Dans la même veine « politiquement incorrecte » avant l’heure, on notera cette réflexion sur la seconde guerre mondiale :
« Si Hitler n’avait pas commis la folie de sauter à la gorge de Staline, nos communistes n’eussent pas eu à se séparer de la Résistance pour la raison suffisante qu’ils n’en auraient pas fait partie. »
Ses cibles littéraires privilégiées forment une courte liste, qui se confond avec celle des
D’autres portraits d’écrivains, composés sans (trop de) vitriol, ponctuent La Paix des cimes, notamment ceux de Drieu la Rochelle, Gide, Cocteau, Eluard ou Claudel. La chronique consacrée à Jean Genet et à sa pièce, Haute surveillance (p. 90), s’appuie sur une analyse bien plus mesurée qu’on ne pouvait s’y attendre, où l’humour n’est en outre pas absent :
« Un beau dimanche de carême, je ʺséchaiʺ donc le sermon du R.P. Riquet pour aller entendre aux Mathurins celui de M. Jean Genet. Je poussai même le scrupule jusqu’à acquérir, pendant l’entracte, à la bibliothèque [sic] du théâtre, Notre-Dame des Fleurs, dont le titre ne doit pas retenir les personnes dévotes, curieuses de littérature mariale, ni celles qui font leur achat pour des cadeaux de première communion. »
Le thème religieux occupe naturellement une place d’importance au sein des chroniques. Suivant le calendrier ou l’actualité, Mauriac en profite pour affirmer ses convictions. Favorable à l’abbé Pierre et aux prêtres ouvriers, il le fait savoir ; dans un beau texte, il raconte ainsi une messe de Noël à laquelle il assista en 1948, célébrée dans la cuisine d’une modeste maison. En 1954, il critiquera même à deux reprises une décision du Vatican défavorable à ce mouvement. Son texte mérite d’être cité, car il pourrait tout aussi bien s’appliquer aux récentes polémiques soulevées par différentes actions et prises de position de Rome :
« Ce que ces prêtres, ces laïcs intellectuels, ces étudiants redoutent, c’est que leur silence induise le Saint-Siège en erreur et lui fasse croire qu’ils n’ont pas ressenti le coup au plus intime de leur être. Toute l’aile marchante de l’Eglise de France est atteinte affreusement : il faut que les congrégations romaines le sachent. […] L’obéissance ne se mesure pas à la cécité. ʺObéissez les yeux fermés, monsieur !ʺ Hé ! non, madame, avec votre permission, j’obéirai les yeux ouverts. La cécité volontaire, que vous prenez pour une vertu, trahit simplement votre indifférence, sinon votre sournoise hostilité à ce qui est en jeu : l’apostolat ouvrier, par exemple. Si les dernières injonctions pontificales avaient porté sur des problèmes de salaire, sur la restitution du bien mal acquis, sur la réparation de certaines fraudes, tel qui obéit aujourd’hui les yeux fermés eût gaillardement désobéi, les yeux ouverts mais les oreilles bouchées. »
Enfin, à la lumière de ce que nous savons aujourd’hui de l’intimité de Mauriac, on pourra trouver irritante sa vocation à se poser avec ostentation en moralisateur des foules. En littérature, il fustige « cette génération qui piétine et s’enlise sur le chemin mort de l’érotisme » (1949). Au cinéma, il feint d’écarter toute « considération morale ou religieuse » pour mieux brandir l’argument plus consensuel de la « santé publique » et condamner « la relation de cause à effet entre telles images d’ordre sexuel et criminel projetées devant des millions d’êtres humains et l’exaspération de la folie adolescente. » (1954). Ordre sexuel et criminel… étrange association, lourde de signification. On regrette au passage que son article consacré au Deuxième sexe de Simone de Beauvoir n’ait pas été sélectionné dans ce recueil. Mauriac y qualifiait l’auteur de ce texte fondateur du féminisme de pornographe, notait que « nous [avions] littéralement atteint les limites de l’abject » et appelait la jeunesse à un « pieux » combat contre la pornographie, se faisant ainsi l’allié bien involontaire de la très stalinienne et puritaine Jeannette Thorez-Vermeersch qui voyait dans le livre une « insulte aux ouvrières ».
Dans un article de 1964, qui ne pouvait donc figurer dans La Paix des cimes, Mauriac
Cependant, pour tartuffe qu’ait été Mauriac en matière de morale, pour méchantes qu’aient été parfois ses critiques contre tel ou tel, on ne peut que lui reconnaître un talent de plume et un œil observateur du monde dans lequel il vivait, qui font de ses chroniques un document particulièrement utile pour mieux comprendre son temps.