La Mort d'Actéon, NG de Londres
Dans ce tableau, tout plaide pour une datation tardive : la manière ample et lâchée, qui laisse apparaître des coups de pinceaux de couleur pure, même au premier plan ; la gamme de tons restreints baignant la toile dans une crépusculaire lumière dorée ; la thématique, assez sombre, proche du Supplice de Marsyas, de même facture et daté des années 1570-1576, à l’extrême fin de la vie de Titien.
Le Supplice de Marsyas, Kremsier
La Mort d’Actéon est donc vraisemblablement une des dernières « poesie » de Titien, série de tableaux mythologiques commencée dans les années 1555 pour Philippe II, devenu roi d’Espagne suite à l’abdication de Charles Quint. Dans cet ensemble, Titien fait la part belle aux nudités féminines tout en s’écartant de la lettre du texte, les Métamorphoses d’Ovide.
Titien semble chercher à démontrer l’Ut pictura poesis* du poète Horace, citation qui cristallise à la Renaissance le débat sur la dignité de la peinture. Permet-elle d’exprimer des concepts avec la même finesse que l’écrit ? Pour les peintres, l’enjeu est de taille : démontrer que la peinture est cosa mentale, et le peintre plus qu’un artisan habile, un gentilhomme subtil. Les portraits que Titien nous a laissés de lui, de même que son amitié pour l’Arétin, poète luxurieux et épistolier redoutable, suggèrent que, comme Léonard de Vinci, c’est ainsi qu’il se voyait, et ainsi qu’il était reconnu dans toute l’Europe**.
Autoportrait, c. 1566, Prado, Madrid
La Mort d’Actéon
est à la fois un pendant du sensuel Diane et Actéon, qui offre à la contemplation du spectateur, voyeur impuni, le corps nu de la déesse et de ses compagnes, et une réinterprétation sombre de cet épisode mythologique.Diane et Actéon, 1556-1559, National Gallery, Edimbourg
Diane, gigantesque au premier plan, brandit son arc en direction d’Actéon, déjà à demi changé en cerf, assailli par ses chiens. L’eau dont elle est censée l’asperger ne figure qu’au second plan, simple élément du paysage. Les nymphes ont disparu, Diane ne découvre plus qu’un sein, pour mieux frapper sa proie, telle une Amazone. Titien peint une mise à mort, une chasse de l’homme par la déesse.
Ce faisant il s’écarte de la lettre du texte pour mieux en retranscrire l’esprit farouche, Diane regrettant de ne pouvoir décocher une flèche à Actéon. Le caractère vengeur de la chasse est accentué par la position de Diane, de profil le bras en extension, comme l’Apollon du Belvédère, que Titien a pu voir lors de son voyage à Rome en 1545***. Le dieu à la lyre est aussi celui du châtiment, qui met à mort les Niobides ou le géant Tityos qui tente de violer Léto, sa mère.
Or cet arc est curieusement dépourvu de flèche. Toute la composition, organisée autour d’une diagonale descendante Diane /Actéon, vise à rendre clair que la métamorphose d’Actéon est l’œuvre de Diane. Pourtant son arc semble inoffensif.
Puisqu’il n’y a pas de flèche, et que malgré tout Actéon est transformé en cerf, c’est donc que la puissance de la déesse se manifeste d’une autre manière. Et il semble que ce soit par le regard même de Diane. Ce regard qui, selon les théories visuelles médiévales issues de Platon et des Pères de l’Eglise, émet un rayon. De l’œil - rayon à l’œil-flèche il n’y a qu’un pas, que cet arc sans flèche nous incite à franchir. Cette flèche invisible, par laquelle la transformation d’Actéon arrive, est davantage qu’un projectile de chasse ou que l’instrument de la chasteté vengée. Elle symbolise également l’aiguillon de la passion, qui met à mort Actéon plus sûrement que ses chiens.
Cette assimilation de l’amoureux éconduit à un cerf harcelé par une meute de chiens se trouve notamment chez Pétrarque et Boccace. Le génie de Titien est d’avoir rendu compte de toute la densité du texte, de l’enchevêtrement des différents niveaux de sens, en une toile que le regard embrasse d’un seul mouvement.
Cette « brevità », concision de la peinture qui concentre dans l’espace de la toile la substance du texte, démontre magistralement la dignité du peintre.
Vénus et Adonis, 1553-1554, Prado, Madrid
Loin d’Adonis, le mortel adoré par Vénus, Titien, prenant pour sujet central du tableau la mort tragique d'Actéon, invite à une relecture pessimiste et désenchantée du mythe, mettant en évidence les affres du désir non partagé et la cruauté des dieux.
* « Il en sera de la peinture comme de la poésie»
**Charles Quint l’anoblit en 1533 : Titien devient comte palatin et chevalier de l’éperon d’or.
***La citation de sculptures antiques n’est pas étrangère à Titien : la pose de Vénus dans Vénus et Adonis, dérive d’un bas-relief dit du Lit de Polyclète.