Des traits qui s’effacent, une peau creusée, un regard usé par le temps pas toujours cajoleur. Il est assis devant moi, la tête penchée, à peine, dévoilant une nuque ridée, fatiguée, alourdie par le chagrin qui s’invite, qui s’incruste quand une vie se prolonge au delà du raisonnable ; quand une vie se prolonge, et que les êtres aimés ne sont plus là pour vous écouter une nouvelle fois raconter ‘létan lontan’.
Le bus s’est mis en branle. A peine perceptible, un bruissement de ce corps chétif, de cette peau pourtant si peu tendue : un souffle de vie, dérisoire, surprenant, dans l’espoir, presque indécent, que je devine mais que je ne peux interpréter…Le ronronnement du moteur ne m’aide pas. Il insuffle une routine, une langueur qui n’offre guère la possibilité d’une pensée qui transgresse…
Je vois son visage se mirer dans la vitre salie par la poussière d’une journée encore vécue, vainement ; déjà passée, trop vite oubliée. C’est une image évasive, qui ne s’offre pas d’emblée ; c’est une image qui s’estompe très vite, qui réapparaît, quelques fois, et qui se confond, souvent, avec l’image du paysage qui défile à grande vitesse alors que nous nous dirigeons vers Souillac dans ce bus bondé de solitudes qui ne savent pas trop se dire, s’avouer, se dévoiler.
Il a déjà beaucoup avoué ; il a déjà trop dit. Le temps l’a dénudé petit à petit. La pudeur est puérile quand le poids des âges vous souffle que le bout du chemin est presque atteint. Se dire, dire, se mettre à nu, revenir aux sources de la mémoire, gratter les écailles aux couleurs de l’enfance qui s’attachent au regard et vous inspirent ce dernier souffle à chaque fois renouvelé, ce sursis pas toujours désiré, c’est tromper un peu, c’est narguer tendrement cette nuit désirée mais qui ne dit pas comment céder à ses avances.
Il a les jambes tendues. Les bras croisés. Le chapeau vissé sur la tête. Le paysage peine à attirer son regard. Le temps a inscrit dans sa mémoire l’odeur de cette île. Il semble deviner, désabusé, ce monde qui refuse d’apprendre à marcher moins vite pour attendre notre âme à bout de souffle, au risque de la perdre au cours du chemin.
De temps en temps sa tête se tourne vers cet extérieur pas toujours beau, cet extérieur qu’il connaît peut-être trop bien : fouillis où se confond le désir d’exister, et de l’homme, et d’une terre orgueilleuse. Ci et là, alors que le chemin virevolte, surprenantes, des habitations surgissent d’un désert vert et gris.
L’humidité et la moisissure triomphent de la prétention de l’embellissement. Il y a du beau cependant dans tout cet aléatoire : les couleurs criardes des temples tamoules poussant comme des champignons, l’urbanisme absurde, presque comique. Tout un monde qui cherche à tout prix à proclamer son existence. Une véritable ode à la vie. Sans ironie. Une démarche vive, nécessaire, sans doute, mais si vaine.
Il ne se pose cependant sans doute pas trop de questions. Il a appris à comprendre, à se taire aussi, même si quelques fois il a envie de dire certaines choses ; même si quelques fois, désabusé, en sortant d’une boutique il interpellera un gamin du quartier pour lui faire la morale. Cela fait partie du contrat. Il a atteint l’age, et donner des leçons, justifie sa présence. Qu’on l’écoute n’a aucune importance. Il ronchonne pour la forme. C’est ainsi que les choses se doivent d’être. Cela fait partie du folklore. Tout cela n’est qu’une comédie. Il s’en doute un peu. Mais il l’oublie souvent. Il en devient un meilleur acteur.
Il n’a rien d’un intellectuel. Il a toujours eu cependant une admiration muette pour les gens éloquents : quelques grands blancs mais aussi quelques politiques de l’île d’un passé pas si lointain, fins lettrés et qui, il faut l’avouer, avaient quand même plus de prestance que les élus contemporains. Il constate sans trop disséquer. Il n’a d’ailleurs plus l’age ni le temps de réfléchir. Il se contente d’attendre que le soleil lui dessine une ombre inaltérable dans ce sol qu’il n’a jamais voulu quitter tout en ignorant ce qu’il ressentait à l’égard de ce fragment de terre si prétentieux. L’ailleurs l’a fasciné sans jamais réellement l’attirer. C’était l’ailleurs. Un monde sans doute beau mais qui n’était pas son île natale ; une île où se confondent la noirceur la plus abjecte et la légèreté la plus désarmante, irritante même, quelques fois.
Il part vers le sud, je ne sais trop pourquoi. Je m’amuse à imaginer qu’il est entré dans le bus par hasard ; qu’il part vers le sud sans trop savoir pourquoi. C’est mon pouvoir, mon bon plaisir, celui de la littérature aussi…
Il est vieux, sans doute un peu désoeuvré. Il ne lui faut aucune raison pour vagabonder dans cette île prise dans les turbulences et les tourments d’un monde pas toujours très sensé.
Je l’ai vu assez fier de montrer sa carte ‘troisième age’. Elle semble lui donner une honorabilité qu’il mérite sans doute. C’est agacé, cependant, que le receveur a jeté un œil dédaigneux sur ce sésame si précieux. Il a semblé tout penaud en la remettant dans sa poche. Mais très vite ses yeux ont retrouvé une certaine passivité. On n’est pas longtemps blessé quand on a son age. Le temps enseigne aussi l’oubli et une certaine compassion. Ce n’est pas de l’indifférence, peut-être de l’indulgence, même face à la méchanceté la plus stupide.
Le bus a ralenti sa cadence ; ou peut-être, c’est juste une impression. Il s’entortille les doigts. Il ne semble pourtant pas nerveux. Bien au contraire, je lis même une certaine sérénité. Peut-être est-ce les champs de cannes. Il se retrouve en territoire connu, un monde baigné d’une lumière crue émanant d’un ciel pur, violent, cruel. En s’éloignant de la ville, la grisaille s’est éclipsée toute embarrassée devant l’impudeur de cette île qui ne se dévoile que dans cette campagne qui n’a pas encore appris à jouer, quoi que…
Il s’est depuis longtemps résolu à admettre la métamorphose de ce pays et de ses mœurs. Il le nie, bien sûr. Il peste même quelques fois. Mais au fond, au fond il sait que cela fait partie du cours naturel des choses et, ce n’est pas tout à fait de la lassitude.
A-t-il deviné mon intérêt ? Il a croisé mon regard, un court instant. Je me fais sans doute des idées. Comment saurait-il que j’écris déjà son histoire, que le travail d’écriture a déjà commencé ; qu’il est déjà mon objet, malléable et intouchable à la fois ; ancré dans le réel et pure fabulation ! A la croisée des chemins, entre le réel et le récit, il y a l’oubli, la création, la littérature.
Nous sommes à Beau Climat ; j’y pressens une religiosité exacerbée. Je suis sans doute injuste mais le hasard a voulu mettre devant mes yeux des affichettes collées sur des arbres annonçant des séances de prières. J’en déduis donc… Cela fait partie du jeu. On écrit aussi à travers ses ‘à priori’. Cet homme que je décris, je le devine sans le connaître mais il est sans doute nécessaire d’aller jusqu’au bout de son idée, de ce premier jet, genèse de toute pensée artistique.
Il s’impatiente. Peut-être qu’il est nerveux, finalement. Ou peut-être est-ce la vue du dispensaire de Tyack, bordé de gens qui a éveillé en lui le souvenir de moments douloureux. Nous avons aussi, ici, nos remèdes miracles : le Panadol, entre autres, mais il ne sauve pas toujours.
Ses yeux se sont fermés un instant, comme pour mieux intérioriser une pensée. Dans la vitre, je tente de temps en temps de croiser à nouveau son regard. Je dois faire vite. Nous arrivons bientôt à destination. Vainement. Il m’avait déjà presque tout dit : son passé, le mien ; notre île, sa démarche singulière, naïve, folle, surprenante…
La gare de Souillac. Fière. Propre. Point de départ. Ou d’arrivée. Un demi cercle, en douceur. Apaisante. Etrange. Point de bus, curieux. Des gens, assis. En attente. Au loin, ou tout près, les clameurs de l’océan.
Il se lève. Une certaine lassitude. Mais une farouche détermination, aussi. Un air de fin des temps. Il descend. Je le suis. Je ne peux faire autrement. On passe tout deux devant le bureau de poste. Puis, devant des bureaux d’un ministère quelconque. Surprenant, ici. Irrespectueux. Presque un sacrilège. L’affirmation de la nécessité. Négation du hasard.
Nous sommes en rupture, presque en perte d’équilibre. Lui et moi. Au jardin Telfair. Face à l’océan. Une mer démontée, sauvage. Comme la vie. Mais nous nions cette évidence. La violence. Celle de la naissance. De la mort aussi. La douleur n’est jamais loin.
Il s’est assis sur un des bancs jonchant ce jardin singulier, ode à la beauté la plus cinglante, et à la mort. Il a posé son chapeau. Espoir d’une dernière caresse du souffle venu de l’écume fragmentant toute cette eau, belle et terrifiante. Je ne sais ce qui me pousse à rester là, témoin de ce moment de solitude recherchée. Je me devine, intrus, lui volant un peu l’âme de ce qu’il est venu chercher ici : un apaisement, la vérité indéfinissable de cette île. Notre rencontre, fortuite, était nécessaire.
J’ai fermé les yeux. Quand je les ai re-ouverts, il n’était plus là. J’ai quitté le jardin.
Je marche sans but précis. Je vagabonde, et je continue à écrire. L’océan me dicte le rythme. Continu et brisé à la fois.
Gris-gris, comme l’âme de toute chose. Je me rapproche du bord de la falaise, dominant les vagues qui s’écrasent à mes pieds. Dérisoire et prétentieux défi aux éléments. Je sais très bien qu’ils prendront leur revanche. Mais laisser une trace, pour la survie, illusoire, mais nécessaire.
Un peu plus loin, un peintre. L’océan n’a pourtant pas besoin de lui, de moi, pour être immortalisé. Je me rapproche de lui. Les vagues moqueuses, susceptibles, peintes par lui, pulpeuses, gourmandes, glissent, langoureuses, sur ce morceau de plage, inattendu, au pied de la falaise.
Le ciel, immense, angoissant, apaisant aussi, est une ouverture vers la quiétude. Soudain, un détail du tableau. Sur la plage, un homme face aux vagues. Une silhouette, une ombre. Le chapeau bien vissé. En attente. Il est arrivé au bout du chemin.
Gillian GENEVIEVE.